Le choix de la Librairie #30

Chaque mois, retrouvez le choix de la librairie, par Irène Attinger : une sélection d’ouvrages parmi les nouveautés en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale et/ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

CONDOR
LE PLAN SECRET DES DICTATURES SUD-AMÉRICAINES
JOÃO PINA

Éditions du sous-sol, Paris, 2016

Ce livre épais est un hommage aux victimes de l’opération Condor, un plan militaire secret institué, en 1975, par six pays latino-américains (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay) gouvernés par des dictatures militaires d’extrême droite pour éliminer toute opposition politique. Révélée, en 1979, par le Washington Post, cette opération a, pendant dix ans, causé la mort de dizaines de milliers de personnes. Durant presque une décennie, João Pina a fait un travail titanesque de mémoire, voyagé en Amérique du Sud pour rencontrer des victimes ainsi que leurs proches et leur donner une voix, pour documenter ce qui est resté de l’époque de l’opération Condor.

Les États-Unis ont joué un rôle important dans l’opération. Des militaires de toute la région venaient s’entraîner, à la contre-guérilla, à l’École des Amériques au Panama, encadrés par des conseillers américains. Des nazis, venus chercher refuge en Amérique du sud, sont devenus consultants des régimes militaires et formateurs aux techniques de torture et de renseignement. De façon moins notoire, des militaires français, ayant participé à la guerre d’Algérie, se sont rendus en Argentine pour transmettre leur expérience de la torture, des exécutions sommaires (qu’ils nommaient alors “corvée de bois”) et de la disparition des corps précipités à la mer depuis des avions et hélicoptères.

Pour João Pina, qui décrit sa démarche en conclusion du livre, photographier l’absence, le vide laissé par des femmes, des hommes, enlevés par des militaires, torturés, drogués et largués d’un avion dans l’océan Atlantique ou le Río de la Plata, signifie avant tout redonner une identité et un visage aux victimes. Les premières pages du livre donnent à voir des fac-similés de documents retrouvés au Paraguay par des militants des droits de l’Homme. “En bons bureaucrates, les policiers politiques du régime d’Alfredo Stroessner (1954-1989) archivaient tout avec soin. C’est ainsi que trois tonnes de documents ont été trouvées.” [João Pina]. Un texte du journaliste américain Jon Lee Anderson retrace l’histoire de l’opération Condor. L’ancien magistrat instructeur Baltasar Garzón Real – qui s’est fait connaître au niveau international en lançant un mandat d’arrêt contre l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet et par ses enquêtes sur des affaires de terrorisme, de corruption et sur des crimes commis en Argentine et au Chili par les dictatures – donne une contribution sur le droit des victimes. Une page sur papier calque trace le contexte de chacun des témoignages et un petit cahier noir inséré dans le livre donne la légende détaillée de chacune des images.

João Pina est né à Lisbonne, en 1980, et travaille en tant que photographe depuis l’âge de 18 ans. Il a consacré ces dix dernières années à l’Amérique latine et son travail a été publié dans le New Yorker, Time Magazine, Newsweek, Globo, El País. Son premier livre Pour ta libre pensée (2007) raconte l’histoire de 25 anciens prisonniers politiques de la dictature portugaise. Des récits qui le touchent personnellement. Membre d’une famille très politisée, il puise son inspiration dans son histoire personnelle. “Mes grands-parents étaient prisonniers politiques. Mon grand-père a passé dix-neuf ans en prison et ma grand-mère sept ans parce qu’ils étaient communistes.”

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    JOÃO PINA

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SE METTRE AU MONDE
STEEVE IUNCKER

Musée de l’Élysée, Lausanne / Le bec en l’air, Marseille, 2016.

En découvrant, un beau jour, que son fils était subitement passé d’enfant à jeune adulte, le photographe Steeve Iuncker s’est intéressé à ce moment de transition” ou “passage”. Il a mené une recherche de plusieurs années sur le passage de l’enfance à l’âge adulte, interrogeant l’absence de rites clairement identifiés dans nos sociétés laïques. Ses images captent des actes d’adolescents qui s’apparentent à des rites inconscients. Prises de risques, quête d’oubli comme une forme de mort et renaissance, flirt avec les limites, actes transformateurs : le photographe tisse un paysage visuel subtil de la mue, et nous renvoie à nos propres rituels intimes. Il cartographie un territoire incertain, fait de flottements autant que de saignements, et interroge, sur un mode très personnel, une étape de la vie avec tout ce qu’elle comporte de risqué et de douloureux, dans un monde qui offre peu de points de repères. Saut en parachute, maternité précoce, fêtes alcoolisées, temps de latence et d’ennui, scarifications et tatouages, violence larvée ou canalisée dans le sport, les aspects abordés par le photographe ne cherchent pas à donner une définition universelle et univoque des rites de passage à l’adolescence. Il s’agit plutôt d’esquisser un portrait intime et nuancé d’une jeunesse en quête de soi.

Steeve Iuncker photographie en grand format argentique 4/5 pouces, un appareil qui induit une distance au sujet qu’il estime être juste – c’est-à-dire honnête et non intrusive. Sa démarche, à la fois intime et documentaire, est transformée au moment du tirage par un procédé pigmentaire analogique, le charbon quadrichrome Fresson. L’aspect pictural qui en résulte donne à ce travail très contemporain une matérialité et une esthétique intemporelles.

L’adolescence est une fêlure.

« Mon travail vise à interroger une traversée fragile, qui hésite, qui défie, qui goûte aux limites pour se construire.
Les rites de passage sondent symboliquement la mort pour savoir si vivre vaut la peine.
Alors que l’adolescence ne se définit plus par un âge, dont les frontières temporelles se sont évanouies, peut-elle se décrire à travers un comportement, collectif ou individuel ?
Naître, devenir adulte et mourir.
 » [Steeve Iuncker]

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MEXICO
MARK COHEN

Ed. Xavier Barral, Paris, 2016.
Avec le soutien du fonds de dotation agnès b.

Cette édition bilingue (français, espagnol) contient un poème d’Octavio Paz et un court texte de Mark Cohen. Une édition anglaise est simultanément publiée par University of Texas Press.

Au cours de huit voyages au Mexique, entre 1981 et 2003, le photographe américain Mark Cohen s’est rendu à Mexico, à Mérida, à Oaxaca et dans le Yucatan. Séduit par cet endroit qu’il qualifie de surréaliste, il promène son appareil photo, sans aucune intention anthropologique ou sociale.

« J’ai photographié ces images exactement de la même manière qu’à Wilkes-Barre, ma ville natale. Je me laissais simplement happer par ce qui était là, sous mes yeux, dans la rue. J’ai été réellement fasciné par l’extrême nouveauté que représentait pour moi cette ville géante. Il y a quelque chose de surréaliste dans l’air là-bas. Un simple carton prend un aspect différent la nuit, à Mexico, à moins que ce ne soit ce qu’on ressent dans ce lieu merveilleux en regardant le carton, ensuite le transfert sur la pellicule fonctionne pleinement. » [Mark Cohen]

En l’espace de quelques fractions de seconde, Mark Cohen s’approche très près de ses sujets et les prend au vol parfois éblouis par la lumière artificielle du flash. Ses clichés, en noir et blanc, pris à bout de bras, la plupart du temps sans viser, prélèvent des fragments de gestes, de postures ou de corps et témoignent de son regard singulier. Il se dégage de ces images une énergie nerveuse et une étrangeté du quotidien.

« Tandis que j’écris
[…]
Et le feu justicier brûle tout.
Mais ce juge est aussi victime,
il se condamne en me condamnant :
il n’écrit à personne, et n’appelle personne,
il s’écrit a lui-même, en soi-même s’oublie,
et se rachète ainsi, et redevient moi-même.
 »
Octavio Paz, traduit par Jean-Claude Masson

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    MARK COHEN

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MARSEILLAIS DU NORD /
LES SEIGNEURS DE NAGUÈRE

GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

Le bec en l’air, Marseille, 2016

À 25 ans d’intervalle, les regards croisés du photographe Gilles Favier et du journaliste Philippe Pujol sur les habitants d’un des quartiers Nord de Marseille.

Au début des années 1990, le ministère de la Culture souhaite dresser un état des lieux de la France et missionne Raymond Depardon pour sillonner les campagnes. Quatre autres photographes sont chargés des banlieues dites « sensibles ». À Gilles Favier, qui réside alors à Paris, échoit Marseille. Il se fixe à La Renaude, une enclave défavorisée du nord de la ville divisée en deux. En haut les HLM, où vivent les familles arabes. En bas, des cubes de béton, où réside la communauté gitane.

Le photographe y restera un an et demi en 1991 et 1992, réalisant au format 6×6 un reportage en noir et blanc d’une très grande qualité qui demeure, 25 ans plus tard, un témoignage précieux de l’histoire des habitants de La Renaude, et plus largement celle des quartiers Nord de la ville. Pour interroger ce corpus d’images, l’écriture de Philippe Pujol, lauréat du Prix Albert Londres en 2014, s’est imposée. S’appuyant sur le témoignage de personnes photographiées qu’il a retrouvées, il questionne les enjeux de ce quartier dans la grande tradition du journalisme littéraire.

Les photos d’il y a 20 ans tirent des cris de joie chez ceux qui les découvrent sans s’y attendre, mais aussi quelques souvenirs tristes. Des tirages réalisés pour eux et éparpillés sur une table attendent que les personnages photographiés soient reconnus. Les photos luisent comme des perles de souvenirs dans les yeux de chacun.

« On entre par une cour privative que chacun aménage à sa manière ; lieu de vie pour les uns, espace de stockage de toutes sortes d’objets pour les autres, avec des poules et parfois des lapins. Sur les toits des vérandas chancelantes sont jetés les vélos et les trotteurs des enfants.
[…]
Un diagnostic réalisé par Médecins du Monde en 2000 précise que la majorité des personnes ont un revenu très faible et sont dans une situation socioprofessionnelle précaire, 80% des pères de famille sont au chômage, 65% des actifs sur l’ensemble de la population sont sans emploi. Tous les ménages bénéficient de l’aide personnalisée au logement. Un quart des foyers vit avec des ressources inférieures au RMI. L’essentiel des revenus est constitué d’aides et d’allocations. L’endettement est criant. Il fait peur car il justifie l’expulsion. » [Philippe Pujol]

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    GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

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    GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

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    GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

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    GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

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    GILLES FAVIER, PHILIPPE PUJOL

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LE LIVRE DE LA JUNGLE
HISTOIRES CONTEMPORAINES DE L’AMAZONIE ET DE SES PÉRIPHÉRIES
YANN GROSS

Actes Sud Beaux Arts, Arles, juillet 2016
La maquette de ce livre a été lauréate, en 2015, du premier Dummy Book Award, un prix d’aide à la publication attribué par la Fondation Luma et les Rencontres d’Arles.

Lorsque Francisco de Orellana, conquistador espagnol, part à la recherche de canneliers en 1541, il ne se doute pas que le hasard le mènera jusque dans les méandres du plus grand cours d’eau du monde, l’Amazone. Campagnes d’évangélisation, construction de routes, fièvre du caoutchouc, extraction de pétrole ou ruée vers l’or : cette zone fluviale n’a cessé d’être un carrefour d’échanges et d’attirer les convoitises. En remontant les traces d’expéditions passées et grâce à des mises en scène discrètes, le livre révèle diverses facettes de l’Amazonie contemporaine et de ses périphéries. Cet univers domestiqué, photographié par Yann Gross, fait vite oublier les clichés romantiques des terres oubliées ou du bon sauvage. La jungle est faite d’agglomérats, de fantômes, de reconstruction et cette errance visuelle questionne plus largement la notion de progrès et de développement.

En 2008, Yann Gross a effectué une partie de son service civil au Brésil, dans le cadre d’un programme de reforestation. Au contact des communautés indigènes, il découvre une population qui, à la fois, revendique sa culture indigène, mais a aussi adopté le mode de vie brésilien, le fitness, le foot, les sorties… En même temps, les gens parlent de leur identité perdue, des Blancs qui ont tout défait. Ils ont la nostalgie du passé et d’une vie simple où ils pouvaient vivre de la pêche. Pour Le Livre de la Jungle, Gross est descendu des montagnes, s’enfonçant au cœur de la forêt pour en ressortir sur les territoires défrichés par les monocultures de soja, de canne à sucre. Il cherche des histoires en décalage comme un concours de beauté dont le premier prix est une opération de chirurgie esthétique ou le groupe de rap indigène qui milite pour la démarcation des terres. Il réalise des mises en scène, tout ça pour faire apparaître l’histoire de la colonisation, l’exploitation du caoutchouc, de l’or, du pétrole. Chaque image semble un instantané, une fenêtre rapidement ouverte sur une réalité, mais le texte apporte son lot d’informations, une profondeur et quelquefois une autre lecture. La cascade du début du livre est menacée par un projet hydroélectrique chinois, les animaux de compagnie le restent jusqu’à ce qu’ils soient assez gros pour devenir des repas. « La question du développement est complexe. Nous ne devons pas projeter sur eux ce que nous ne sommes pas ; pourquoi un indigène refuserait-il un canot à moteur lui permettant d’effectuer un trajet en trois heures au lieu de quinze ? » [Yann Gross]

Avec une préface du journaliste et écrivain Arnaud Robert et une postface de Daniel Munduruku, pionnier de la littérature indigène, et de brefs texte de l’auteur comme, en face du portrait de Perpera Suruĩ (Lapentaha Brésil) :

« Une prophétie ancestrale racontait qu’un jour un serpent géant viendrait et engloutirait le peuple suruĭ en dévastant tout sur son passage.
Ce serpent est arrivé en 1969 et s’appelait la Route transamazonienne
. »

Des légendes détaillées des images clôturent le livre et une carte insérée dans l’ouvrage permet de les localiser.

  • LE LIVRE DE LA JUNGLE HISTOIRES CONTEMPORAINES DE L'AMAZONIE ET DE SES PÉRIPHÉRIES
    YANN GROSS

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    YANN GROSS

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    YANN GROSS

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    YANN GROSS

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