Le choix de la librairie #5

Une sélection, par Irène Attinger, d’ouvrages en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale et/ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

Camouflages, Joan Fontcuberta

Editorial Gustavo Gili, Contrasto, Barcelone / Rome, 2013
avec le soutien de la MEP (Maison Européenne de la Photographie), du MUN (Musée de l’Université de Navarre)
et de l’Institut Llull pour la promotion de la culture catalane à l’étranger

Tenant de la photographie plasticienne, depuis les années 1970, Joan Fontcuberta est créateur, théoricien, critique, historien, enseignant et auteur de nombreux ouvrages. Comme beaucoup d’autres photographes contemporains, il questionne par la photographie et dans ses textes le réel, la vérité photographique, la vérité historique, la vérité fictionnelle, la nature. Il produit des images photographiques retravaillées via l’outil informatique. L’artiste catalan utilise l’aura d’authenticité de l’image photographique pour inventer des histoires, répandre des rumeurs, engendrer des chimères, créer des mythes. Son humour espiègle est sans limite. Joan Fontcuberta maîtrise toutes les techniques, que ce soit celle de la peinture, de la sculpture ou de la photographie argentique ou numérique.

Le livre, catalogue de l’exposition présentée à la Maison Européenne de la Photographie, reprend neuf séries autonomes. Sous le vocable « Camouflages », Joan Fontcuberta propose un incroyable cabinet de curiosité qui conduit le lecteur à regarder l’image autrement. Sur la couverture un portrait presque dû au Greco, que l’on retrouve trois autres fois dans les premières pages du livre. L’examen de ces quatre images confronte le lecteur attentif à la question : qu’est-ce qui appartient au Greco et qu’est-ce qui appartient à Fontcuberta ? De plus, Fontcuberta intervient à la fois sur l’image, elle lui appartient en tant que virtuose du truquage, mais aussi dans l’image, les éléments qui perturbent le tableau proviennent de son propre corps. Il livre ainsi, malicieusement, une clé, une « pierre de rosette » qui servira au lecteur à déchiffrer les énigmes qu’il propose à chaque image.

Je citerai, ici, quatre des séries proposées dans le catalogue qui ont été publiées sous les titres indiqués ci-dessous.

Fauna

Le livre mélange photographies, textes, cartographies, schémas, fac-similés de notes retrouvés suite à une découverte faite par hasard, en 1987, par Joan Fontcuberta et son compère Pere Formiguera, dans le grenier d’une maison de Glasgow, en Ecosse, appartenant au zoologue allemand Peter Ameisenhaufer spécialisé dans l’étude des espèces animales rares, supposées disparues, ou dont l’existence même est sujette à caution. Ce dernier a mystérieusement disparu à l’occasion d’un accident de voiture (son corps n’a jamais été retrouvé).

L’ouvrage livre le résultat de l’étude des archives du professeur Ameisenhaufen et présente la morphologie, le type de comportement, de nourriture ou d’habitat, et, jusqu’au mode de reproduction du Cercopithecus icarocornu, du Myodorifera Colubercauda, du Basilaurus de Koch et de quelques dizaines d’autres espèces improbables.

Sputnik

Le livre documente l’enquête conduite par Joan Fontcuberta sur la disparition du cosmonaute russe méconnu Ivan Istochnikov, dont le nom est (coïncidence ?) une traduction approximative de celui de l’auteur.

Le 25 octobre 1968, la navette, Soyouz 2, se volatilise en plein vol avec à son bord Ivan Istochnikov. Plutôt que d’annoncer cet échec en pleine guerre froide, les apparatchiks de Moscou vont falsifier tous les documents prouvant son existence. Tous les témoins gênants – famille, amis et collègues de travail – sont déportés en Sibérie. Pour l’ex-régime communiste, ce pionnier de la conquête spatiale n’a jamais existé.

Tombé par hasard sur cette affaire, Joan Fontcuberta a fait des recherches sur le sujet pendant dix ans, visitant des musées spatiaux aux États-Unis et en Union soviétique et interviewant d’anciens cosmonautes pour exhumer des preuves accablantes, parmi lesquelles deux photos : sur la première, Ivan Istochnikov pose au milieu de la place Rouge avec d’autres cosmonautes. Sur l’autre, il en a disparu ! Effacé, gommé. Avec la Perestroïka, les documents secrets ont été déclassés et l’enquêteur a pu reconstruire le déroulement des événements.

En 1997, lors de la première exposition au Musée National des Sciences et de la Technologie de Madrid, l’ambassadeur russe a protesté, renforçant la crédibilité d’une histoire que la connaissance du secret qui a entouré le programme spatial soviétique et de la pratique stalinienne de rayer de l’histoire des personnes privées des droits civils rendait par ailleurs possible.

Deconstructing Osama:
The Truth About the Case of Manbaa Mokfhi.

Afghanistan. Il s’ouvre de la gauche vers la droite, sa couverture est en cuir épais, fermée par une corde et porte un titre en arabe au centre d’un décor doré. Les marges des minces pages intérieures sont exagérément décoratives et le texte est en arabe.

Joan Fontcuberta raconte son histoire par la documentation photographique et un texte non traduit. Le lecteur non arabisant, privé du texte qui accompagne les photographies, ne voit que les stéréotypes de l’activité des terroristes en Afghanistan.

Si on ouvre le livre de droite à gauche, on trouve un texte de huit pages en quatre langue dans lequel Joan Fontcuberta explique l’origine des documents présentés.

En novembre 2006, deux photographes, envoyés spéciaux de Al-Zour, ont obtenu l’un des plus grands scoops de ces dernières années. Mohammed Ben Kalish Ezab et Omar Ben Salaad sont les auteurs d’un des plus incroyables reportages jamais obtenus sur Al Qaida. Suivant la trace du leader de l’aile militaire de Al Qaida, le docteur Fasqiyta Ul-Junat, ils ont découvert que cet homme dangereux était en réalité un acteur et un chanteur nommé Manbaa Mokfhi qui était apparu dans des feuilletons mélos sur des réseaux arabes de télévision et qui était le visage public d’une campagne publicitaire pour Mecca Cola. Peu de temps après avoir été démasqué, il admit qu’il avait été embauché pour jouer le rôle du terroriste. Son sort actuel est inconnu car il a disparu peu de temps après son aveu.

La théorie du complot n’est pas loin lorsque le texte explique que les attaques du 11 septembre peuvent avoir été orchestrées pour créer un prétexte d’augmenter les dépenses d’armement et, en particulier, faire avancer le déploiement d’un bouclier antimissiles. Les Services Secrets auraient inventé la figure d’Oussama Ben Laden et de ses associés pour donner un visage à la terreur.

À bien des égards, la nature ironique de ce livre fait peu pour couvrir la colère qui l’a probablement inspiré. Comme toujours avec Joan Fontcuberta, le livre se prête à divers niveaux de lecture, entre autres pour ceux qui auront reconnus en Mohammed Ben Kalish Ezab et Omar Ben Salaad deux personnages des aventures de Tintin.

Karelia : Milagros and Co.

Un journaliste d’investigation, Joan Fontcuberta, s’infiltre dans le monastère de Valhamönde, une communauté religieuse (orthodoxe, mais pas très catholique) installée en Carélie, une région reculée de la Finlande, au milieu d’un labyrinthe de lacs et d’îlots boisés.
Déguisé en moine, le reporter nous documente sur les étranges activités de ce monastère, où des hommes de Dieu prétendent enseigner à faire des miracles. Bien entendu, une telle maîtrise du surnaturel accorderait un grand pouvoir sur les masses.
De nombreuses pièces à conviction rassemblées par Fontcuberta dans cet ouvrage (dont quelques unes reproduites dans la presse internationale ont permis de dévoiler cette étonnante affaire) dénoncent le scandale des sectes et de leurs trames secrètes, l’apogée des intégrismes et la crédulité de notre temps.

Le monastère de Valhamönde, terre d’accueil de grands illuminés (Cagliostro, Raspoutine, Ron Hubbard…) est un lieu où l’on apprend à faire des miracles. Le Grand Munkki Juhani passe à travers les murs, capte les éclairs, fait revivre les morts et surfe sur les dauphins. Le reporter découvre vite que ces miracles sont fabriqués par une équipe de prestidigitateurs engagés par les moines.

À la fin du livre, un biographie de l’auteur signale une récompense prestigieuse : une mention honorifique lors du concours World Press Photo, dans la catégorie « Grandes escroqueries ».

En septembre 2010, le site Rue89 a signalé le vol, sans précédent, quatre jours avant la fin de l’exposition des 35 tirages photographiques exposés à la prestigieuse Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Quelques bloggeurs ibériques suspecteront Joan Fontcuberta d’avoir lui-même monté le coup. Que sont devenues les images ? Il est permis de penser qu’elles ont rejoint le corps du Dr. Peter Ameisenhaufer.

Irène Attinger