Choi

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Autoportraits aux Enfers

Galeries

La MEP

La photographie s’est d’abord imposée au XIXe siècle par le portrait. Portraits flatteurs d’importants messieurs et de belles dames, mais aussi et surtout, on a tendance à l’oublier, portraits d’identité sans fard de criminels et de déments que la police et la psychiatrie travaillaient, par superposition, à classer par types, afin de les mieux reconnaître et diagnostiquer. Les portraits de Baudelaire par Nadar, ami dont le poète redoutait l’objectif, tiennent à la fois du portrait mondain et du portrait de fou.

De l’histoire de la peinture et de la sculpture de portraits, on a tendance à retenir les éloges de la beauté physique ou de la dignité morale et sociale de leurs modèles. La Joconde résume cette famille nombreuse. D’où le succès universel de cette icône occidentale. Mais on oublie que Léonard a été un caricaturiste aussi terrible que Jérôme Bosch, s’ingéniant à des déformations monstrueuses, sous animales, des traits humains. Sans aller aussi loin, la physiognomonie du naturaliste Giacomo della Porta au XVIe siècle, l’expression des passions et des caractères du peintre Charles Le Brun au XVIIe, la “science” de Lavater au XVIIIe siècle et celle de Lumbroso au XIXe, ont chacune établi une sorte de gamme des traits du visage embellis ou déformés par l’émotion, humanisés ou animalisés par la passion. Hogarth, Goya, Füssli ont joué d’une telle gamme non seulement pour révéler le comique de la face humaine, mais aussi la terreur et l’horreur qu’elle peut inspirer. En pleine ère néo-classique éprise de profils grecs, le sculpteur autrichien Messerschmidt a modelé et coulé dans le bronze une série d’autoportraits au miroir, où son propre visage, tordu et défiguré par la souffrance ou par la folie, “perd” littéralement “la face”, comme le portrait du pape Innocent X de Velasquez tant de fois défiguré par Francis Bacon,

Au XVIIe siècle, anticipant Messerschmidt, le Bernin a sculpté les traits d’un damné si violemment torturé par la douleur et la folie qu’il n’a presque plus de visage. Pratiquée par des moines français que hantait la dissemblance de l’homme tombé d’avec l’image que s’en était faite son Créateur, la science optique et catoptrique du XVIIe siècle, grand-mère de la technique photographique, a exploré cette effrayante et infinie plasticité de la face humaine. Leurs anamorphoses offrent à plat, au regard, une tache étirée, inquiétante et indéchiffrable. Reflétée et redressée au point voulu sur un miroir cylindrique, cette larve répugnante se recompose et se transfigure dans le portrait du roi Louis XIII ou du cardinal de Richelieu.

L’antithèse entre le portrait-éloge et le portrait-caricature est donc portée par l’optique des anamorphoses jusqu’à l’impitoyable compas théologique de la création, de la chute, et de la rédemption, révélant, en même temps que l’insondable capacité d’erreur de nos perceptions, l’abîme qui sépare la face humaine, créée “à l’image et ressemblance” de Dieu, de ses défigurations vertigineuses sous l’empire du péché et de la damnation.

La photographie s’en est tenue jusqu’ici, et jusqu’à plus soif, à l’antithèse facile entre le portrait-éloge, glamorous, et les portraits-caricatures qui inspirent dégoût, effroi, indignation ou compassion. Né Chinois et Français par choix, Choi introduit aujourd’hui dans la photographie à la fois l’autoportrait halluciné du sculpteur du XVIIIe siècle Messerschmidt et la métaphysique des anamorphoses pratiquée au XVIIe par les moines opticiens français. Il y a du sorcier chez Choi, dont tous les grands professionnels de la photographie à Paris connaissent les talents de technicien. Comment s’y prend-t-il pour obéir photographiquement au commandement de Pascal : “Il faut aller jusqu’à l’horreur quand on se connaît ” ? Le fait est que les défigurations vertigineuses qu’il a su fixer de son propre visage plongent ses traits dans les abîmes tour à tour de la folie, de la souffrance surhumaine, de la férocité sous-animale, voyage infernal dont le point de départ et le point d’arrivée est le profil pur et au repos d’un Bouddha aux yeux bridés.

Marc Fumaroli

Image en une : sans titre, Série «Autoportraits aux Enfers» © Choi