Le choix de la librairie #6

Une sélection, par Irène Attinger, d’ouvrages en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale et/ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

PARIS MORTEL, retouché,
Johan van der Keuken

Van Zoetendaal Publishers, Amsterdam, 2013

Le livre documente le processus de création qui a abouti à la publication de Paris mortel de Johan van der Keuken (1938-2001) en 1963. En plus d’une importante introduction riche d’informations fournies par l’éditeur Willem van Zoetendaal, le livre contient une sélection de 85 photographies, jamais publiées auparavant, prises par Johan van der Keuken lors de son séjour parisien (1956-1958). Beaucoup de ces photographies ont été prises dans le 12ème arrondissement où il a vécu. Cette sélection présente des révélations saisissantes comme une photo d’hommes vu au travers de la buée de la vitrine du café dans la Rue Tiquetonne, dont van der Keuken a publié différentes versions coupées, mais qui n’a pas été retenue dans la version finale du livre. Johan van der Keuken a aussi pris quelques photos stupéfiantes dans le voisinage de son appartement de la Rue Traversière.

Le livre montre la superbe maquette de 160 pages avec 132 photos conçue par Johan van der Keuken sans se préoccuper des contraintes de production et,à la fin du livre, une reproduction photographique de la publication finale de 1963. Cette dernière, conçue par Marinus H. van Raalte, réduite à 64 pages et 80 photographies, s’écarte considérablement de la maquette initiale.

Du livre de 1963, qui présentait, entre autres, la fameuse photo de la scène de danse sur l’Île St. Louis à l’occasion de la célébration du Quatorze Juillet en 1958, Johan van der Keuken a écrit :

« Paris mortel est à mon sens sur la même ligne que les films que j’ai faits par la suite. Dans ces films, il y a aussi, en plus de cette grande attention portée à la forme, pratiquement toujours la même présence du contact immédiat avec les gens, la confrontation aux circonstances, l’interaction émotionnelle et souvent névralgique entre celui qui voit et celui qui est vu, souvent aussi la réticence à braquer l’appareil sur quelqu’un. Pour moi, à la fin des années 50 et au début des années 60, la photographie avait aussi cette dimension d’action, d’intervention, d’intense contact ! »

 

The Sochi Project, An Atlas of War and Tourism in the Caucasus, Rob Hornstra

Texte de Arnold van Bruggen
Aperture, New York, 2013

sochi_cover Ce livre de 408 pages et 311 images propose une approche approfondie d’une région remarquable, le site des Jeux Olympiques d’hiver les plus chers de l’histoire, qui auront lieu au carrefour brûlant de la guerre, du tourisme et de l’histoire. Le journaliste Arnold van Bruggen et le photographe Rob Hornstra ont passé cinq ans à documenter la région de Sotchi, l’une des plus pauvres et des plus violentes de Russie. Ces Néerlandais ont produit un site web, un livre et une exposition intitulée The Sochi Project.

L’approche photographique de Rob Hornstra est une illustration du slow journalism, du reportage lent fondé sur une enquête minutieuse. Ils sont retournés à plusieurs reprises à Sotchi et ont conduit une recherche approfondie sur ce petit territoire incroyablement compliqué avant qu’il ne se retrouve dans la lumière médiatique internationale, les J.O. commençant le 7 février 2014. Leur enquête a débuté avant que l’appareil de sécurité russe ne soit sur les dents, depuis peu, la sécurité a été renforcée. Vladimir Poutine ne tolérera aucune critique de «ses» Jeux que les habitants de Sotchi qualifient de « projet personnel de Poutine ». Comme Van Bruggen l’a écrit, « Jamais auparavant les Jeux Olympiques ont été tenus dans une région qui contraste aussi fortement avec le glamour de l’événement. » Il a déclaré, dans un interview au journal québécois la Presse : « Sotchi est depuis longtemps une station balnéaire pour les Russes de classe moyenne qui n’ont pas les moyens d’aller sur les plages de Turquie ou ailleurs. Une dame que nous avons interviewée sur une canalisation qui tient lieu de plage à Sotchi nous a dit: « Ici, c’est comme la Floride, en moins cher.» C’était un moment irréel, car nous étions dans un enfer de béton, avec un degré de romantisme à zéro ». Sotchi se trouve dans la poudrière du Caucase du Nord (l’Abkhazie n’est qu’à vingt kilomètres, à l’est les Montagnes du Caucase s’étirent dans des Républiques obscures et appauvries comme l’Ossétie du Nord et la Tchétchénie). Les groupes armés islamistes tchétchènes sont dans les montagnes de la région. Ces groupes de guérilla ont proclamé qu’ils comptaient frapper durant les Jeux, pour humilier Poutine.

 

Prince Street Girls,
Susan Meiselas

Yellow Magic / Catherine & André Hug, Paris, 2013

IMG_0403Susan Meiselas a photographié et regardé grandir, à la fin des années 1970, les filles de Prince Street (New York). Ce petit livre rose, dont les pages se déplient, montre la vie quotidienne de ces filles, après l’école ou à la plage, mettant principalement l’accent sur leurs relations intimes.

En 1975, je faisais du vélo dans mon quartier de Little Italy quand tout à coup un éclair lumineux frappa mes yeux, m’aveuglant un moment. C’était l’œuvre d’un groupe de filles qui s’amusaient avec un miroir à refléter le soleil sur mon visage. C’est ce jour-là que je fis la connaissance des Prince Street Girls, c’est le nom que je donnais au groupe avec lequel je me mis à traîner dans le quartier presque tous les jours. Les filles venaient de familles italo-américaines et avaient presque toutes entre elles des liens de parenté. J’étais l’étrangère qui n’était pas de là-bas. À cette époque, Little Italy était principalement peuplé d’Italiens.

Le projet Prince Street Girls commence comme une série de rencontres de hasard. Elles m’ont vue arriver et m’ont dit : « Prends une photo ! Prends une photo ! » Au début, je faisais des photos juste pour les partager avec elles. Si nous nous rencontrions au marché ou dans une pizzeria, elles me présentaient à contre-cœur à leurs parents mais je n’étais jamais invitée dans la maison d’aucune d’entre elles. J’étais leur amie secrète, et mon grenier devenait une sorte de cachette lorsqu’elles osaient traverser la rue, ce que leurs parents leur avaient interdit.

En 1978, elles avaient changé, le projet de Susan Meiselas était de capter leur croissance, mais ses objectifs avaient changé et son travail l’avait entraînée loin de ce quartier, en Amérique centrale. Elle publiera, en 1980, son livre Nicaragua. Elle n’est revenue à New York que presque dix ans plus tard, les filles étaient sorties depuis longtemps de l’adolescence, la plupart quitté le quartier et fondé leur propre famille. Aujourd’hui, Susan Meiselas (née en 1948) habite le quartier mais celui-ci a complètement changé et il est presque impossible, en croisant une jeunesse à la mode, des cafés chics et des boutiques chères, d’imaginer les rues des années 70.

Irène Attinger