L’Amérique comme je l’ai vécue

Je suis né français en Algérie, j’ai grandi au Maroc et poursuivi des études de photographie en Suisse, avant de travailler comme photographe de stars à Paris. Mais ce que je voulais vraiment, c’était être photojournaliste et les États-Unis me fascinaient. À partir de 1965, et pendant plus de trente ans, j’ai sillonné les États-Unis […]

Je suis né français en Algérie, j’ai grandi au Maroc et poursuivi des études de photographie en Suisse, avant de travailler comme photographe de stars à Paris. Mais ce que je voulais vraiment, c’était être photojournaliste et les États-Unis me fascinaient.

À partir de 1965, et pendant plus de trente ans, j’ai sillonné les États-Unis pour documenter autant de sujets que possible sur la société américaine et capturer l’esprit de cette époque.
Dans les années 1960, New York était une ville sale et dangereuse. J’ai fait des reportages approfondis sur la construction du World Trade Center, les gangs du Bronx et la violence de la 42e Rue. Ces années symbolisaient la liberté d’expression et c’était excitant d’être jeune. Le pays traversait de profonds changements et il semblait que tout le monde était dans la rue en train de protester. J’ai photographié la génération sex, drugs and rock n’roll, les hippies, la naissance du mouvement de libération des femmes et les astronautes d’Apollo XI revenant de la lune. C’était une période exaltante sur laquelle, cependant, planait l’ombre des crimes de la prison de Cummins Farm, les conditions inacceptables de la
vie carcérale et l’utilisation de la chaise électrique. Il y aura également les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Dans les années 1970, le rêve américain semblait se désintégrer. La Statue de la Liberté fut prise en otage par des opposants à la guerre du Vietnam. Le New York Times publia les Documents du Pentagone
qui révélèrent une décennie de mensonges sur cette même guerre. L’affaire du Watergate provoqua le départ de Nixon, les Américains n’avaient plus confiance en leur gouvernement. J’ai couvert la montée du mouvement noir américain et le Ku Klux Klan. Puis l’impensable est arrivé : pendant l’embargo sur le pétrole de 1973, les États-Unis manquèrent d’essence.
Durant les années du président Carter, j’ai illustré la pauvreté
dans son état, la Géorgie. L’esprit américain souffrait d’une baisse d’enthousiasme. Et pourtant la guerre du Vietnam était terminée et la jeunesse américaine allait enfin retrouver son optimisme et sa véritable expression à travers le mouvement hippie.
Dans les années 1980, les Américains étaient prêt à un renouveau.
Les baby boomers vieillissaient et voulaient tout avoir. J’ai été témoin du consumérisme à outrance et de l’exubérance des yuppies. L’ordinateur personnel était né, l’armée américaine autorisa finalement les femmes à la servir, la Statue de La Liberté subit un ravalement. Le président Reagan annonçait la promesse “d’une Amérique comme une cité brillante au sommet d’une montagne” et déclara que “le futur sera nôtre”. Alors que la cupidité nourrissait l’illusion d’un succès national, mes photos témoignaient aussi du déclin de l’industrie automobile et des fermes familiales, du sort des pauvres, des sans- abris, des vieux et des isolés sociaux. Difficile pour moi de voir que le pays allait mieux.

Lorsque je regarde, une à une, ces photos prises pendant ce quart
de siècle, elles semblent au premier abord décrire un état de chaos, émeutes, protestations, désintégration et conflit. Mais prises dans leur ensemble, ces images montrent la naissance houleuse, parfois douloureuse, de l’Amérique du XXIe siècle — une nation où un président noir, des mariages homosexuels et des femmes chefs d’entreprises
sont la norme plutôt que l’exception. Elles accomplissent ce que les photos font de mieux, figeant dans le temps des moments décisifs pour un examen futur. Elles forment un portrait personnel et historique d’un pays que j’ai toujours observé de manière critique, mais avec affection, et pour lequel j’ai une énorme reconnaissance.

Jean-Pierre Laffont

 

LES REPORTAGES

Cummins Farm – Prison d’Arkansas

Le 3 février 1968, je lis un entrefilet dans le New York Times: plusieurs dizaines de corps ont été découverts dans un pénitencier proche de Little Rock, en Arkansas. Je décide de partir aussitôt et je ferai ce reportage en une seule journée, mais quelle journée!

A l’époque, Cummins est une ferme où les prisonniers sont employés aux travaux des champs, au désherbage et au maintien des routes. Cette prison a un régime particulier: à ceux qui arrivent en fin de peine et pour tester leur état d’esprit, la prison remet un fusil, des munitions et un mulet. Leur nouvelle mission est de garder leurs codétenus. D’un jour à l’autre, un détenu devient maton. On l’appelle trusty. La porte est alors ouverte à tous les abus: marché noir, trafic de drogue et d’alcool, dénonciations, tortures et assassinats. C’est un détenu, Ruben Gaines, qui a eu le courage de raconter à un journaliste local la véritable histoire des trusties et de dénoncer les meurtres de ceux qui refusaient de céder à leurs chantages.

Suite à ces révélations, des fouilles ont été entreprises et 250 cadavres de prisonniers ont été découverts dans les champs.
J’ai eu libre accès aux champs de Cummins, à ses dortoirs, au réfectoire, ou encore à cette tour de garde où un WC fait face au vide, pour qu’à tout moment le garde puisse continuer sa surveillance.

Mais ce reportage renferme une autre histoire. Celle de ma propre évasion: Parce que j’ai photographié une bagarre, les gardiens voulant prendre mes films que j’ai refusé de leur donner, j’ai du hâtivement m’enfuir en voiture. Durant une course poursuite épique avec la police du pénitencier, j’ai perdu un Leica M3 avec un super angulon. Horrible pour le photographe fauché que j’étais. Heureusement je n’ai perdu aucun film et cette série de photos, publiée dans Paris Match trois semaines plus tard, a changé ma vie. Mon ami Hubert Henrotte, que j’avais connu à l’école de photo de Vevey, m’a appelé pour rejoindre l’agence Gamma ce qui m’a permis de devenir leur premier correspondant étranger.

Quelques années après, Tom Murton, directeur de Cummins durant ce scandale, a écrit un livre qui en 1980 a été adapté au cinéma: Brubaker avec Robert Redford et Morgan Freeman. Mes photos ont alors été consultées pour les costumes et les décors.

 

Les “Savage Skulls” – 1972

Dans les années 70, les “Savage Skulls” était un gang d’enfants terribles du Bronx, l’un des quartiers les plus peuplés de New York. Ils devaient avoir entre treize et vingt ans et avaient des règles et des zones bien délimitées. Les “Savage Skulls” et leur chef avaient leurs propres lois qu’ils respectaient et faisaient respecter. Le but était de se défendre contre les flics et d’interdire aux vendeurs de drogues d’opérer dans leur quartier. Ces gamins d’origine portoricaine parlaient plus l’espagnol entre eux que l’anglais et ne se considéraient pas des citoyens comme les autres. Comprenant que j’étais étranger, j’ai tout de suite été le bienvenu.

Ils arboraient fièrement le nom du gang sur leurs blousons. Les graffitis “Savage Skulls” étaient partout, sur les portes, les murs, les poubelles, les garages, les cabines téléphoniques. Le quartier était vraiment à eux. J’ai remarqué l’affection qu’ils se manifestaient entre eux: les couples notamment, s’embrassaient et se tenaient
par la main. Leur quotidien consistait à s’asseoir sur les poubelles, errer dans leur club au sous-sol des buildings, plaisanter, se chamailler, trouver un prétexte pour se bagarrer ou encore escalader sans raison cette grande clôture que l’on peut voir sur l’une de
mes photos. Ils y étaient montés pour s’agripper ensemble comme dans un ballet. Cela m’a fait pensé au film de West Side Story.

Cette ambiance bon enfant ne doit pourtant pas faire oublier certains drames liés à leurs activités. Ils avaient des règlements de compte redoutables avec les vendeurs de drogues. Un jour, lors d’une altercation, le chef avait été blessé par balle, son adjoint avait eu moins de chance et était décédé. Parfois, la police retrouvait également ces vendeurs morts sur les trottoirs, généralement précipités dans le vide depuis les terrasses.

J’éprouve aujourd’hui encore, en regardant ces photos, une admiration pour ces jeunes courageux et démunis qui avaient trouvé un moyen de s’affirmer pour supporter les misères et les violences qui faisaient leur quotidien.

 

Les travestis – 1966

En 1966, un an après mon arrivée aux Etats-Unis, j’habite un petit studio avec terrasse à l’ouest de la 72ème Rue près de la rivière Hudson, le West Side m’est donc familier.
A l’époque, une faune essentiellement composée de drogués, de prostituées et de gens pauvres, peuple ce quartier aux immeubles délabrés. Le
film Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg, sorti en 1971, se déroule dans le West Side aux alentours de Broadway et de la 72ème Rue. Je
sais qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui en passant devant les studios modernes d’ABC sur Columbus et la 67ème Rue, ou en admirant
la magnifique école de musique et l’opéra de New York, que cet endroit était si malfamé il y a quarante ans. Et pourtant c’est là que j’ai fait mon premier reportage, et sans même le vouloir.
Par une belle journée d’été, je passe devant le 31 Ouest 65ème Rue. J’ai mon Leica à l’épaule. Je me fais interpeller par deux jeunes garçons très efféminés qui me demandent si je veux bien les photographier. Nous bavardons un peu et ils me disent qu’ils s’habillent en femme
le soir et font le trottoir sur le côté ouest de Broadway entre la 63ème et la 67ème Rue. Lorsque je leur demande s’ils vivent seuls,
ils me racontent que leur immeuble de quatre étages est entièrement occupé par des homosexuels et qu’ils sont tous amis. Je demande
si je peux les photographier et ils me disent tout de suite “Oui, ça nous ferait très plaisir. Revenez demain, on vous présentera…”.
Ils comprennent à mon accent que je suis un étranger, ce qui semble les mettre en confiance.

A mon retour à la maison, je développe le film et fais une dizaine d’agrandissements de ce jeune couple qui se tenait tendrement enlacé devant leur porte et qui se regardait en souriant. Les photos
sont simples et touchantes et aucune vulgarité n’émane de ce couple. Je retourne les voir le lendemain et je passe la journée dans leur immeuble en allant d’appartement en appartement et en observant leurs occupations quotidiennes. C’est dans l’escalier de secours à l’extérieur de l’immeuble que je prends la photo de ce couple tendrement enlacé.

Une grande partie de leur temps est consacré à se travestir en femmes. Ils font leurs propres vêtements, passent des heures à essayer
leurs perruques et à se maquiller.
Ils fabriquent aussi des robes et pantalons à volants qui sont à leur mode. Tous ont des faux seins dans leur soutien-gorge et ils les exhibent en riant. Ils portent des guêpières et des bas même en été. Le plus touchant est quand ils jouent à la poupée, non pas comme des enfants mais comme des mamans s’occupant de leurs bébés.

Dans l’après-midi, je suggère que nous montions sur le toit pour faire des photos de mode. Ils ont tout de suite adoré cette idée et ont mis deux heures à s’habiller, à se maquiller et à se coiffer.
En pleine séance de mode, un homme arrive et me demande de partir sur un ton autoritaire et leur ordonne de retourner dans leurs appartements.
Il me fait descendre les marches quatre à quatre, me menaçant d’un couteau à cran d’arrêt. Il me dit: “Ne reviens jamais ici et estime-toi heureux de repartir avec ton appareil photo!”.

Craignant que ces jeunes ne subissent des représailles, je n’ai jamais donné ces photos à aucune agence ni à aucun magazine. Je les sors de mes archives 50 ans plus tard pour la première fois.

 

“Flower Power” – 1972

C’est aux Etats-Unis que le mouvement “hippie“ débute dans les années 1960 dans un climat de contestation et de refus de l’ordre établi. Les manifestations contre la guerre du Viêtnam et les émeutes des Noirs dans les grandes villes américaines fédèrent une grande partie de la jeunesse. C’est le temps de Bob Dylan, du LSD et de la Beat Génération: Timothy Leary, Allen Ginsberg, William Burroughs et Jack Kerouac déclarent alors ouverte la révolution psychédélique.

J’ai photographié les hippies à plusieurs moments et plusieurs endroits. A New York en 1970, dans le parc de Washington Square, où, grâce à eux, sont apparus de nouveaux mouvements politiques, artistiques et littéraires, puis la même année, à Powder Ridge dans le Connecticut, lors d’un festival. A Miami, en 1972, lors de protestations contre la guerre du Vietnam, et à Washington DC pendant la protestation contre le massacre des étudiants de l’université du Kent où Jane Fonda et l’activiste socialiste Abbie Hoffman eurent une présence très remarquée. Mais c’est surtout en juillet 1973, à Watkins Glen, au nord de New York que j’ai photographié le plus grand nombre de hippies.

Tous les observateurs s’accordent à dire aujourd’hui que Watkins Glen fut le plus grand festival de rock qui ait eu lieu sur le sol américain. Bien plus important que Woodstock. Les officiels ont parlé de
600 000 personnes, mais je dirais qu’il y a bien eu un million de jeunes à Watkins Glen. Un adolescent sur trois de la côte Est des Etats-Unis s’y trouvait ce week-end là. C’était un spectacle ahurissant. La chaleur et l’absence de confort ne semblaient pas les préoccuper.
Les jeunes ne pensaient qu’à s’amuser, l’ambiance était à l’optimisme.

Tous ces hippies ensemble et loin de chez eux étaient heureux, ils s’embrassaient, ils fumaient de l’herbe et la plupart se mirent nus car la nudité à cette époque était une forme de rébellion aux usages et aux traditions encore bien encrées aux Etats-Unis.

Aujourd’hui la génération des “hippies” n’existe plus, mais reste incontestablement une force pacifique qui dans le calme et sans guerre, changera la façon de vivre des Américains: émancipation de l’individu, droits des femmes et des homosexuels, remise en question des rapports d’autorité…

Joe McDonald, le leader du groupe “Country Joe and The Fish”, résumera la situation ainsi: “nous avons ouvert la porte et tout le monde
s’y est engouffré et tout a changé à partir de là”.

 

Frank Lucas: American Gangster – 1971

C’est le combat du siècle. Il va se dérouler à New York, au Madison Square Garden le 8 mars 1971 entre Joe Frazier et Muhammad Ali. Je suis très angoissé car appartenant à une agence de presse étrangère et inconnue aux USA, mon accréditation a été refusée et je n’ai le droit de photographier que l’arrivée des VIP.

J’arrive comme d’habitude très en avance et je commence à photographier cette foule de dandys et de célébrités encadrés de gardes du corps.
Tous rivalisent les uns avec les autres par l’extravagance de leurs tenues. Il y a un luxe inouï de fourrures: vison, castor, renard, il y a même une tête de loup… Les hommes étaient aussi élégants que les femmes et parfois plus surprenants et tous débordaient d’originalité dans ces vêtements, chapeaux, chaussures, et sacs extraordinaires.

La brigade des “Narcotiques” assiste incognito à cet évènement. Ils recherchent d’où vient cette héroïne pure vendue à Harlem, et pensent que cela est le travail de la mafia bien évidemment représentée ce soir dans la foule. Ils sont alertés par la présence insolite d’un homme au manteau et chapeau en chinchilla à plus de $250.000 et à qui tout le monde serre la main, y compris Frank Sinatra et Muhammad Ali. Ainsi va commencer une filature qui durera deux ans. Son nom est Frank Lucas il va se révéler être ce roi de l’héroïne du Triangle D’Or, vendue à Harlem et qui fit tant de victimes.

Pour les amateurs d’histoire, le film American Gangster de Ridley Scott retrace cette histoire extraordinaire. Denzel Washington incarne Frank Lucas, et Russell Crowe a le rôle du flic qui l’arrêtera, de son vrai nom: Richie Roberts qui deviendra son avocat, puis son ami, et enfin le parrain de son fils. Only in America!

Je ne savais pas que j’avais une photo de Frank Lucas dans cette foule bigarrée.
Ce n’est qu’après avoir vu le film, 20 ans plus tard que ma femme Eliane et moi sommes revenus sur mes planches de contacts… Il était bien là!

 

La secte des Rajneesh

J’arrive à Rajneesh Puram dans l’Oregon, ville entièrement construite par la secte Rajneesh sous la tutelle de Bhagwan, son guru. Une femme dans une voiture de police m’accueille, elle va garder mon passeport et me demande de payer en avance 3 nuits d’hôtel $150.00. La ville était en construction, les bruits des marteaux et des scies électriques semblaient ne jamais cesser. Rajneesh Puram était une vraie ruche avec une infrastructure urbaine, des pompiers, une police, une poste et un aéroport. S’ajoutaient épicerie, boulangerie, pâtisserie, restaurants, centre de méditation, forge, menuiserie, usine de meubles et de vêtements, blanchisserie, coiffeur, bijoutier, un journal local “Rajneesh Times”, une discothèque, et même un casino! L’agriculture locale faisait vivre tous ses habitants. Le domaine s’étendait sur 26000 hectares, dont 1200 de terre où la communauté cultivait blé, orge et autres céréales.

L’élevage se composait d’une soixantaine de vaches, de nombreuses brebis, de chevaux d’attelage et d’un poulailler de 3000 volailles. Les 3500 habitants de la ville, pour la plupart des américains, sont appelés les Sannyasins. Ils ont des règles simples et peu nombreuses: Méditer plusieurs fois par jour, au moins une heure le matin et le soir et porter des vêtements dans les tons du soleil et de la terre: rouge, parme, fuchsia, orange, rose, pèche, violet, et jaune qui sont les couleurs de vie. Les Sannyasins sont jeunes, souvent très riches et diplômés, ils sont architectes, avocats, ingénieurs, professeurs agrégés, médecins…
Durant mon séjour, je suis guidé par Prem Isabelle, une française qui a rejoint la secte. Elle me signale que le moment le plus important de la journée va commencer: Les disciples se mettent en rang sur le coté gauche de la rue principale et joignent leurs mains devant leur visage… Une Rolls-Royce rutilante approche au pas et va frôler chacun d’entre eux, Bhagwan le maître suprême est au volant, souriant, ils échangent un mot, un regard, c’est le bonheur absolu. Après son passage, ils s’enlacent sans bouger, ils méditent en silence.

Bhagwan (“Homme Béni”, en Hindi), né en Inde en 1931, appelait à la “méditation dynamique”, une philosophie où selon lui, spiritualité et matérialité pouvaient s’accorder et pour laquelle le capitalisme
n’a jamais été un ennemi. Il avait écrit 350 livres sur le sujet et comptait 300 000 adeptes dans le monde. Les dons que ce guru a reçu témoignent de leur “générosité”. A sa mort en 1990, selon Le Monde, la fortune personnelle de Bhagwan Rajneesh avoisinait le milliard de dollars et sa flottille était composée de 91 Rolls-Royce.

Le 30 janvier 1984 en repartant de Rajneesh Puram et en conduisant vers Portland, j’apprends à la radio que la situation des Américains est dramatique au Liban: Les Marines ont eu des pertes nombreuses
et l’aéroport de Beyrouth bombardé a dû fermer. Je me souviens d’avoir alors compris cette volonté des “Sannyasins” de vivre ensemble pour bâtir un monde qu’ils voulaient voir meilleur.

 

Fermiers Americains

Il est impossible d’exposer de façon simple tous les problèmes de l’agriculture américaine. Si l’on s’imagine que ces fermes ont toutes plusieurs milliers d’hectares et que les Etats-Unis sont le grenier
du monde, il faut abandonner cette image loin de la réalité. Une grande majorité des propriétaires ont des fermes de moyenne taille et ils ont chaque année des difficultés pour vendre leur récolte et joindre les deux bouts. Il existe d’abord une inégalité entre les Etats à cause de la géographie qui détermine le climat et donc la production et le rendement. Les écarts de température et de pluviométrie sont considérables d’une région à une autre. Sans oublier la sécheresse, les inondations, la grêle ou les menaces naturelles comme les tornades et l’érosion du sol, Le pays est divisé en zones spécialisées et immuables, appelées les “ceintures” de production. Par exemple, la ceinture du maïs se trouve au nord-est, celle du soja et du blé dans les grandes plaines du centre, celle du coton et des arachides va de l’Oklahoma à la Géorgie, le tabac se cultive au Kentucky ou en Virginie, la canne à sucre est en Louisiane. Quant à l’élevage, il est traditionnel au Texas, au Nevada, dans l’Idaho, ou au Nouveau Mexique. Ces facteurs déterminent toujours très injustement le sort des fermiers.

Et de plus, il faut savoir qu’ils ne décident pas du prix de leurs récoltes. C’est le marché des commodités à Chicago (Mercantile Market) qui en est le chef d’orchestre. Même si la récolte est belle, c’est au moment où elle est livrée aux silos que l’agriculteur va savoir s’il a gagné ou perdu de l’argent cette année-là. C’est une sorte de roulette russe commerciale qui a coulé tant de fermes dans ce pays. Elles changent parfois de mains, les banques en prennent possession et derrières elles, les multinationales qui fabriquent les céréales et les autres grands produits de l’alimentation quotidienne deviennent lentement les grands propriétaires terriens. Certaines sociétés vont jusqu’à proposer aux anciens propriétaires de rester sur leur ancienne ferme, mais de devenir leurs métayers.

Quand un fermier a fait faillite et qu’il ne peut plus payer ses créanciers, sa fin est tragique. Il y a des saisies multiples, il doit assister aux ventes aux enchères de son équipement agricole, de son élevage, de ses véhicules, de sa maison, et tout cela en présence de sa famille. J’ai assisté à des scènes déchirantes et insupportables même pour les acheteurs qui le plus souvent sont leurs amis ou leurs voisins qui risquent, eux aussi, la même tragédie.

De toutes les histoires que j’ai couvertes dans ma vie de photojournaliste, le drame des fermiers américains restera le reportage qui m’a le
plus bouleversé et où je me suis le plus investi. Leur vie n’est pas simple: c’est une vie sans horaires, sans vacances, faite de semaines de 100 heures de travail. Confrontés aux conditions climatiques, ils doivent se battre dans des champs souvent impraticables, des terres inondées ou des sols arides et parfois perdre leur récolte en quelques heures. J’ai une admiration et un grand respect pour ces hommes et femmes si courageux de cette Amérique profonde.

 

Le rêve américain

La frontière de 3200 kms entre le Mexique et le Etats Unis est le principal couloir migratoire du continent américain et malgré la haute surveillance, le problème de l’immigration mexicaine est loin d’être réglé. Les chiffres sont vertigineux: des millions d’illégaux dont plus de 60% d’entre eux seraient d’origine mexicaine. Poussés par la misère et le désir d’une vie meilleure pour leurs enfants et malgré les dangers qui les attendent, ils tentent par tous les moyens d’accéder “au rêve américain”. Sur la route les dangers sont multiples: vols, violences, séquestrations, arrestations.

La basse Californie, autour de la ville de San Diego d’un côté et de Tijuana de l’autre est la zone de passage la plus active. La frontière y est matérialisée par un mur en grillage surmonté de barbelés sur une hauteur de 4 m qui part de l’océan et se perd dans les montagnes arides à une centaine de kilomètres de là. Surveillé par des caméras, éclairé en permanence, ce serpent d’acier est plus ou moins efficace dans cette région urbaine. En quelques minutes les gardes frontaliers encerclent et emprisonnent tous les suspects qui arrivent à franchir cet obstacle.
S’ils ont des papiers mexicains en règle, ils sont reconduits à la frontière en moins de deux heures. S’ils n’ont pas de papiers ou si
ils viennent d’un autre pays d’Amérique Centrale, ils sont emprisonnés de nombreux mois avant d’être identifiés et renvoyés chez eux.

Après la Californie la frontière traverse les déserts arides d’Arizona et du Nouveau Mexique où de nombreux illégaux sont pourchassés par des milices en 4 x 4, et quand ils en réchappent, beaucoup d’entre eux meurent de soif. Au Texas et jusqu’au Golfe du Mexique la frontière suit pendant 2000 kms un cours d’eau souvent à sec: le Rio Grande. Une tolérance singulière à El Paso: tôt le matin, des mexicains passent à pied le Rio, entre dans cette ville Texane y vendent leur sang, lavent la vaisselle dans les restaurants, servent dans les stations d’essence et rentrent le soir chez eux avec une maigre paye…

Aujourd’hui les choses ont un peu changé. L’immigration illégale est toujours présente mais la population mexicaine est devenue plus importante, acceptée et écoutée, comme en témoigne l’influence de son vote aux élections. L’espagnol est devenue la seconde langue du pays. Les États-Unis ont été formé et ont toujours fonctionné grâce à l’immigration.

Etant immigrant moi-même, Atlantic Monthly me demande de faire un reportage sur ce sujet à travers les USA. Ce prestigieux magazine datant de 1857 a toujours illustré ses articles par des dessins. C’est la première fois qu’ils vont utiliser la photographie, 30 pages: numéro de Novembre 1983.