IMPERIAL COURTS 1993-2015
DANA LIXENBERG
Roma Publications, Amsterdam, 2015
Le 3 mars 1991, le noir américain Rodney King est passé à tabac par des policiers à Los Angeles. Leur acquittement un an plus tard déclenche des émeutes qui ne sont pas sans faire penser aux émeutes, suite à une altercation entre une famille noire et les forces policières, en août 1965 dans ce même quartier de Watts. Dana Lixenberg, photographe hollandaise, est envoyée dans le sud de la ville par un magazine. Elle y retourne ensuite pendant vingt-deux ans pour photographier la communauté afro-américaine qui vit à Imperial Courts, un projet d’habitations situées dans le quartier de Watts. Le livre rassemble son travail sur des vies trop souvent ignorées, celles des habitants, principalement noirs et latinos. Ses portraits en noir et blanc prennent une force émouvante du fait de leur agencement : une petite fille photographiée pour la première fois en 1993 est montrée à côté de sa sœur du même âge, vingt ans après. En se rendant dans le quartier des centaines de fois au cours de plus de deux décades, Dana Lixenberg a progressivement créé un portrait du visage changeant de cette communauté. Au fil des ans, certains ont été tués tandis que d’autres ont disparu ou sont allés en prison. Certains des enfants des premières photographies ont grandi et ont eu à leur tour des enfants. Imperial Courts 1993-2015 donne un compte-rendu complexe et évocateur du passage du temps dans une communauté défavorisée.
2224 KOLKATA
PIERRE DEFAIX
Peperoni Books, Berlin, 2015
Le livre, magnifique, offre 122 images en couleur avec une couverture de lin sur laquelle le titre est sérigraphié à l’or. 2224 kilomètres représentent la distance entre la ville de Belgharia, une banlieue au nord de Kolkata et Kerala. Quelques lignes de Pier Paolo Pasolini sont le seul texte du livre :
« Ce sont les premières heures de ma présence en Inde et je ne sais pas comment calmer la bête assoiffée prise au piège, en moi, comme dans une cage. »
Selon une note de l’éditeur publiée sur son site :
« Ce livre est un voyage !
Je n’ai jamais pensé vouloir publier un autre livre avec des images en provenance d’Inde. Jusqu’à ce que Pierre Defaix se ramène avec ses photos, si fortes, de Kolkata. Cinq minutes après il était clair que cela devait devenir un livre Peperoni.
Maintenant, il est fait et il est sacrément bon. Si nous ne parlons pas de cela, de quand et comment Pierre a fait, nous plongeons, avec tous nos sens, avec les mains et les pieds, corps et âme. Une oscillation, une agitation, une folie, un tumulte. Et si tendre, si calme, si triste, si vrai. Des gens, des animaux, des légumes, des poissons et des anneaux d’or sur le petit orteil. Des symboles : la lumière, le feu, l’eau. Une folie grandiose, des pages doubles brillamment composées. Mais on n’y réfléchit pas du tout, on avance. Vers la rose, l’homme qui fume, les pieds des poules, la feuille d’or.
Peut-être que ces photos ont été prises avec un appareil photo. Mais elles touchent comme un circuit direct le cerveau d’un visiteur impressionné de Kolkata. Un chef-d’œuvre ! »
NEGATIVES
XU YONG
Verlag Kettler, Dortmund, 2015
Ce livre montre, en négatif, des images prises sur la place Tiananmen par Xu Yong, pendant le printemps de Pékin (mai – juin 1989) des étudiants chinois. L’effet est frappant pour notre œil profane, les visages disparaissent, les formes deviennent floues. Pourtant l’image est bien là. Il suffit de braquer un appareil numérique (caméra ou smartphone) sur les photos du livre en ayant inversé les couleurs pour retrouver une forme familière de l’image.
« Dans la photographie traditionnelle, l’image négative est la façon la plus directe de capturer une image analogue par la photochimie […] Au moment où l’image négative se forme, elle ne peut pas être vue immédiatement par le photographe […] Ainsi une partie importante du travail du photographe traditionnel est d’anticiper l’effet visuel de l’image négative.
[…]
Les photographes sont capables d’examiner la qualité d’une photographie et d’utiliser en même temps l’image négative pour voir l’image réelle du monde. […] Comme preuve directe de l’image réelle du monde, le négatif était encore plus vrai que les reproductions qui en sont tirées. Pour le spectateur ordinaire, l’image négative est l’antithèse de l’authenticité visuelle. » [Shu Yang]
Si le mot négatif s’applique à la photographie, il exprime aussi un sentiment. A l’heure du numérique et, sur un sujet que la mémoire officielle chinoise souhaite voir disparaître, Xu Yong utilise un procédé qui oblige le spectateur à faire lui-même la démarche de passer du négatif au positif.
« Face aux tentatives de dissimulation et aux incitations à l’amnésie sur un événement historique, les négatifs ont, comme preuves, un impact plus direct que des photographies normales ou des médias numériques. Cependant, peut-être que l’utilisation de cette forme pour immuniser contre l’amnésie n’est pas si importante. Ce que l’on devrait soigneusement considérer, ce sont les conditions sociales qui ont abouti au processus prolongé d’achèvement de ces œuvres. » [Xu Yong]
C’est symboliquement implacable. Xu Yong n’avait pas publié ces photos depuis 1989, elles ressortent aujourd’hui pour que cette mémoire ne disparaisse pas. Une mémoire qui passe difficilement du négatif au positif.
REVELATIONS
ICONOGRAPHIE DE LA SALPETRIERE PARIS 1875 – 1918
JAVIER VIVER
RM Verlag, Barcelone, 2015
Ce sont plus de 4’000 photographies et 32 volumes publiés entre 1875 et 1918 que Javier Viver a rassemblé dans une nouvelle compilation de l’iconographie du célèbre hôpital parisien.
L’iconographie de la Salpêtrière est une des premières archives photographiques dans le domaine de la psychiatrie clinique. Sous la direction de Jean-Martin Charcot et financé par le gouvernement français, ces archives ont constitué un effort pour cataloguer l’inclassable à l’aide de nouvelles techniques photographiques-documentaires.
Le royaume des marginaux – indépendamment de l’échec de l’ajustement à la logique rationnelle du projet moderne – était disséqué à La Salpêtrière. Tout était systématiquement mesuré, documenté et classifié. Dans cette opération, cependant, l’utilisation de la photographie a favorisé l’incorporation d’un spectacle et, avec cela, un réseau de pleines complicités entre patients et photographes est né. Chaque session du mardi à La Salpêtrière est devenue un spectacle de variétés présenté devant un parterre de représentants des élites culturelles et scientifiques. Le beau monde pouvait assister à des contorsions par hypnose, des crises d’épilepsie et d’hystérie ainsi qu’à l’exposition dans des cabinets de curiosités, de raretés biologiques, de monstres et d’autres phénomènes biologiques.
Le résultat est une archive photographique sans précédent, un témoignage de l’ère coloniale assemblé avec l’intention “panoptique” d’un régime disciplinaire et une documentation systématique des limites de l’âme humaine.
J’AVAIS POSE LE MONDE SUR LA TABLE
GERARD RONDEAU
Éditions des Équateurs, Paris, 2015
Ce livre, qui revisite une grande partie de son œuvre, est une invitation à divaguer, à découvrir les mondes, souvent intemporels, de Gérard Rondeau. Il nous donne une chronique rémoise, suivant une lecture très personnelle de la ville de Reims et de sa cathédrale. L’ouvrage s’attarde également sur la Champagne, sur des portraits anonymes réalisés à la fin des années 80.
J’avais posé le monde sur la table évoque les allers et retours de Gérard Rondeau entre l’Est de la France et Sarajevo assiégée, dans une géographie des traces de la guerre de 14 – 18 mais aussi de celles bien plus récentes de la guerre en Yougoslavie. Un voyage singulier qui s’appuie sur sa fréquentation à la fois des lieux de la première guerre mondiale et de ceux de la Bosnie-Herzégovine en guerre.
La confrontation des images se fait généralement de manière géographique mais les photographies très personnelles de Gérard Rondeau, à la fois poétiques et surréalistes, l’utilisation de l’écrit – de la citation littéraire à la légende manuscrite – nous transportent au-delà d’une photographie de voyages dans une exploration du temps.
Dans la deuxième partie du livre, on découvre certains des nombreux portraits de peintres et d’écrivains contemporains dus à Gérard Rondeau, des portraits qui recherchent, au-delà d’une attitude qu’il faudrait tenir pour caractéristique, de vrais moments de latence, de perte de contrôle certainement plus révélateurs.
OTSUCHI FUTURE MEMORIES
ALEJANDRO CHASKIELBERG
Editorial RM, Mexico, 2015
Le 11 mars 2011, le plus violent tremblement de terre dans l’histoire de l’île a secoué le Japon. Villes et villages de la côte ont été écrasés par le tsunami qui s’en est suivi quelques minutes plus tard. La crête de celui-ci atteignant une hauteur d’une dizaine de mètres dans certaines zones et se propageant jusqu’à une dizaine de kilomètres dans les terres. Environ 10 % de la population d’Otsuchi, une petite ville de pêche, a péri ce jour là, 60 % des habitations ont été endommagées. Un an et demi après le tsunami, le photographe argentin Alejandro Chaskielberg a fait son premier voyage à Otsuchi. Un conservateur japonais, avec lequel il avait précédemment travaillé, l’a présenté aux résidents locaux.
Une fois l’eau retirée, la reconstruction commencée et les équipes de presse parties, comment photographier une catastrophe naturelle massive ? Alejandro Chaskielberg s’est affronté à ces questions pour sa série Otsuchi Future Memories. Il a choisi de faire des portraits stupéfiants de familles dans les ruines des maisons et des lieux de travail nivelés par la mer. Les nombreux portraits souvent pris au plus profond de la nuit avec de longues poses et le grand nombre d’images en couleur créent, selon Daido Moriyama auteur de la postface, « un remarquable récit, le meilleur que j’aie jamais vu du grand tremblement de terre. »