SO LONG, CHINA
PATRICK ZACHMANN
Xavier Barral, Paris, 2016.
Lauréat du prix Niépce en 1989, membre de Magnum Photos depuis 1990, Patrick Zachmann construit une œuvre fondée sur les thèmes majeurs et universels de l’immigration, de la mémoire et de l’identité. So Long, China, qui reprend trente années du travail continu mené par Patrick Zachmann sur la Chine et les Chinois, rappelle un carnet de voyage. Les textes, ponctués d’extraits du journal de bord tenu lors de ses voyages, apportent un éclairage supplémentaire aux images, mais aussi sur le travail de photographe dans une société où règnent la censure et la manipulation du régime. Patrick Zachmann a choisi de montrer faux-semblants et envers du décor. Il veut être le témoin de la complexité des formes qui bouleversent les identités individuelles et collectives de la Chine contemporaine.
Il a découvert la Chine, en 1982, à travers le prisme du cinéma. Des triades de Hong Kong dans les années 80 à la transformation de la ville de Pékin en passant par Tian’anmen, le tremblement de terre du Sichuan et l’exposition universelle de Shanghai, cet ouvrage rassemble près de 350 photographies en noir et blanc et en couleur, mêlant la petite et la grande histoire dans un pays en pleine mutation. Entre les images de façades qui caractérisent le pays – décors urbains, pouvoir des apparences, univers artificiel de la nuit – se glissent des existences dures et incertaines, comme celles de ces paysans pauvres venus fuir la misère et chercher du travail dans les grandes villes. Les portraits transgénérationnels réalisés par Patrick Zachmann ont pour ambition de montrer le choc culturel à l’intérieur des familles dans un pays où l’histoire s’est accélérée à une vitesse vertigineuse.
« Ce qui m’a motivé au départ, c’est un fantasme d’Occidental, le côté secret des fumeries d’opium, des prostituées, l’atmosphère du cinéma shanghaien des années 30, un mélange d’orient et d’occident. Par la suite, j’ai vu des ponts entre les diasporas, les persécutions, la famille, la contradiction de la richesse et du poids d’une histoire millénaire […] Les Chinois empreints de confucianisme ont été éduqués à ne pas trop parler, à cacher leurs émotions, à être humbles ce qui ressemble à mon histoire familiale Cela rejoint mes images sur la Mafia et l’omerta, il s’agit toujours de familles et du silence qui génère des tensions, des interdits, des tabous. Ce qui me plaît dans la photographie, c’est cette force qui réside dans son silence qui répond à des critères impalpables pour finalement arriver à quelque chose d’universel. »
SEYDOU KEÏTA
Textes de divers auteurs
RMN, Paris, 2016
Après avoir commencé la photographie en 1935, Seydou Keïta ouvre son atelier, à Bamako (Mali), en 1948 et se spécialise dans l’art du portrait. Il travaille en noir et blanc, en lumière naturelle. Il connaît très vite un grand succès. Les photographies de Seydou Keïta s’étalent sur une période relativement courte. Elles sont en quasi-totalité des portraits réalisés soit dans sa cour, son studio en réalité, avec un tissu en arrière-plan, souvent un tissu de boubou, qui est tendu sur un mur de terre, soit pour une infime partie d’entre-elles à l’extérieur, dans des endroits indéterminés mais où il recrée un studio en plein air. Il renouvelle tous les deux ou trois ans ses fonds à motifs décoratifs. Dans son studio, on pose seul, en couple, en famille, en groupe, entre amis, presque toujours positionné par Keïta lui-même. Les clients peuvent se faire photographier avec des vêtements chics, chapeaux et accessoires mais aussi avec poste de radio, vélo, scooter, voiture que Keïta met à leur disposition. Les milliers de portraits qu’il réalise, exempts de toute tricherie, constituent un témoignage exceptionnel sur la société malienne de la fin des années 1940 à 1963. La valorisation de ses sujets, la maîtrise du cadrage et de la lumière, la modernité et l’inventivité de ses mises en scène lui ont valu un immense succès. Il prend sa retraite en 1977 après avoir été le photographe officiel d’un Mali devenu indépendant.
L’espace quasi pictural de la prise de vue est volontairement confiné avec peu de profondeur de champ. Le photographe peut sublimer son modèle, la plupart du temps à la lumière naturelle. Il recherche, en complicité avec la personne, la pose et l’angle de prise de vue qui avantagent au mieux sa physionomie et l’image sociale qu’il entend projeter.
« La technique de la photo est simple, mais ce qui faisait la différence, c’est que je savais trouver la bonne position, je ne me trompais jamais. Le visage à peine tourné, le regard vraiment important, l’emplacement des mains… J’étais capable d’embellir quelqu’un. A la fin, la photo était très belle. C’est à cause de ça que je dis que c’est de l’Art ».
Ce livre est le catalogue de l’exposition présentée au Grand Palais du 31 mars au 11 juillet 2016.
IN FLAGRANTE TWO
CHRIS KILLIP
Steidl, Göttingen, 2015
Les photographies prises par Chris Killip dans le Nord de l’Angleterre, entre 1973 et 1985, ont été publiées, en 1988, par Secker et Warburg. Le livre décrit les communautés du Nord de l’Angleterre dévastées par les politiques de désindustrialisation communes à Thatcher et à ses prédécesseurs dès les années 1970. Les photographies de Chris Killip sont une étude des communautés qui ont subit le coup principal du déclin industriel dans le Nord-Est de l’Angleterre. Elles évoquent les rapports sociaux tendus et le bouleversement économique qui caractérisent l’époque. La nouvelle édition est titrée In Flagrante Two car elle comporte deux images supplémentaires (en fait deux images de la première édition sont supprimées et quatre nouvelles apparaissent). Le format à l’italienne choisi propose une présentation radicalement mise à jour, montrant une image unique sur la page droite, la gauche étant laissée blanche. Revenant, plusieurs années après, au livre original, Chris Killip lui a trouvé un air plutôt sinistre, les images, aux noirs trop intenses, manquaient de détails. Le travail numérique sur les clichés et les progrès de l’imprimerie ont permis de corriger ce défaut pour cette édition. Pour mieux affirmer sa croyance en la primauté de la photographie, Killip a décidé de ne pas reprendre les essais de John Berger et Sylvia Grant ainsi que le poème de William Butler Yeats. Il n’a pas vraiment apprécié la présentation simpliste de l’édition originale comme une critique des années Tatcher. Il lui a fallu du temps pour trouver la phrase purement factuelle, seul texte de la nouvelle édition avec les légendes absentes de l’édition originale :
« Les photographies datent de 1973 à 1985. Les Premiers ministres étaient : Edward Heath, Conservateur (1970-1974), Harold Wilson, Travailliste (1974-1976), James Callaghan, Travailliste (1976-1979), Margaret Thatcher, Conservateur (1979-1990). »
Le livre commence par une métaphore photographique : l’image d’un peintre aux pieds des falaises qui, le nez penché sur un détail du tableau, s’acharne contre le vent et les embruns, à restituer le paysage. Par effet de miroir, on imagine celui qui est derrière son appareil photo en train de le photographier. Grâce aux moyens utilisés de main de maître, tout est palpable jusqu’au cœur des gens. Ils sont à bout de nerfs, à fleurs de peau, les punks et skinheads qui hurlent. Mais leurs cris, comme celui de Munch, restent étouffés par le dancefloor. Chris Killip esquisse, dans In Flagrante Two, le visage d’une époque marquée par la dépression économique et sociale d’une région. La forme narrative qu’il utilise est associative et formelle, les protagonistes des images sont là comme des archétypes d’une variété de destins, ou d’une classe donnée. C’est de cela et de la qualité des images, que le livre tire sa puissance abstraite.
DE GUARDA
ZAIDA GONZALEZ RIOS
Texte en espagnol de l’historien de l’art Álvaro Cárdenas, traduit en anglais par José Miguel Trujillo.
Edicion independiente el Gato de la Acequia, Santiago, 2012
Le livre, édité à 1000 exemplaires numérotés et signés, reprend le travail, de 1999 à 2011, de la photographe et vétérinaire chilienne Zaida Gonzalez Rios. La couverture est imprimée en 5 couleurs avec en plus des paillettes et un glaçage imitant les éclats caractéristiques que l’auteur applique dans chaque photographie. Les pages intérieures sont organisées en séries : Fétichisme (1999), Première communion (2000), Zoophilie (2001), Les fiancées d’Antonio (2002), Free Martin (2003), Ceinture de chasteté (2005), Conservatoire Céleste (2004), Rappelle-moi de mourir avec mon dernier battement de cœur (2009 -2010), pour finir avec un choix de photographies réalisées entre 2005 et 2011 de femmes avec des objets en guise de paraphilie [ensemble des attirances ou pratiques sexuelles qui diffèrent des actes traditionnellement considérés comme normaux] dont le titre est un jeu de mots : « Une fille sans philia [relation d’estime mutuelle] n’est pas une vraie fille ». à la fin du livre, une page présente certaines des esquisses qui ont préparés la réalisation des images.
Le livre a été créé par le frère de la photographe, Marco González, qui a aussi créé son livre antérieur « Recuerdame al morir con mi último latido ». Il est aussi le créateur d’une grande partie du graphismes des expositions de l’auteur.
On connaît peu la création photographique de ce long pays, entre Andes et Océan Pacifique, au passé douloureux. Zaida Gonzalez Rios, une des meilleurs jeunes photographes chiliennes, nous livre sa lecture, mordante, irrévérencieuse de la société et de la culture de son pays traversées de part en part par la religion et une vision quelque peu machiste de la place de la femme. Ses mises en scènes traitées à la façon de chromos – photographies aux couleurs vives aquarellées à la main – constituent un univers baroque. Sous des dehors humoristiques, la photographe met à mal quelques tabous : l’église, le mariage, l’homme, la femme, et leur fonction sociale, la place de l’enfant, le sexe, la représentation de la vie et de la mort… A la façon des bestiaires du Moyen-Age, hommes, femmes et animaux mettent en scène le bien et le mal, la morale, le tout dans un décor d’une inventivité débordante et d’une exubérance joyeuse.
Certaines des images du livre sont accrochées, jusqu’au 30 avril, à la Maison de l’Amérique latine (Paris 7e) dans le cadre de l’exposition Faces cachées, photographie chilienne 1980-2015.
AMORE E PIOMBO
THE PHOTOGRAPHY OF EXTREMES IN 1970S ITALY
Archive of Modern Conflict, Londres, 2014
Edité par Federica Chiocchetti et Roger Hargreaves.
Amore e piombo regarde l’ère tumultueuse des Années de Plomb en Italie – une période d’émeutes, d’enlèvements et de terrorisme de gauche et d’extrême droite. Le catalyseur pendant cette ère de terreur était la force électorale croissante du Parti communiste italien – un développement auquel s’opposent, à l’intérieur, les extrêmistes de gauche et de droite et, à l’extérieur, les USA et l’Union soviétique. Au cœur sombre des choses il y avait les manœuvres obscures de groupes clandestins de l’OTAN, la C.I.A., les services secrets italiens et la Loge maçonnique P2.
Amore e Piombo présente plus de 120 photographies de presse tirées des archives de l’agence, basée à Rome, Team Editorial Services. Elles reflètent différents aspects de la période, les photographes oscillant entre la poursuite de stars de cinéma, les images du mouvement d’émancipation sexuelle (l’union libre, le divorce, l’avortement, le féminisme et les droits des homosexuels), des mouvements sociaux, des émeutes, de la violence.
La photographie ne peut rien prouver, elle n’est qu’un document qui, au mieux montre ce qui est dans le cadre à un moment donné. Les images peuvent activer l’imagination posant des questions et augmentant nos doutes, ce que le livre fait très bien . Loin d’offrir des réponses ou de découvrir des vérités définitives, les photographies révèlent seulement des fragments de preuves de cette décennie turbulente et embrouillée, tandis que les vrais marionnettistes et les tireurs de ficelles, tout proches, restent hors champ. En ouvrant ce livre, on est stupéfié par le niveau de scandales et de conflits – la nourriture suprême des Paparazzi – mais il ne faut pas oublié le rôle qu’ils ont joué en tant que complices inconscients dans la conspiration et la contre-conspiration qui a défini l’Italie des années 1970. Le livre montre un mélange explosif de crimes, de politiques, de commérages et de styles de vie, capables de toucher les sensibilités même de ceux qui n’ont pas vécu ces événements. Ce qui est arrivé et continue à arriver en Italie vient, aujourd’hui encore, en grande partie de là et des questions ouvertes sur le passé ; c’est une chose très difficile à résoudre et à métaboliser.
MALDICIDADE
MIGUEL RIO BRANCO
Cosac Naify, São Paulo (BR), 2014
Maldicidade, seizième livre de Miguel Rio Branco, reprend des images faites entre 1970 et 2010 dans des villes des États-Unis, du Brésil, du Japon, de Cuba et du Pérou. L’image thématique a tendance à l’ennuyer, il recherche plutôt des images susceptibles de s’intégrer à de nouvelles œuvres. Il n’est pas intéressé par la documentation d’architectures célèbres ou de bâtiments historiques, il n’essaye pas non plus de montrer la fascination ou les aspirations optimistes qui accompagnent souvent les métropoles modernes et les grands gratte-ciel. Il préfère diriger son appareil photo vers le bas, vers les marges opprimées, les chiens perdus fouillant à la recherche d’un repas ou les bus vieillissant bondés de passagers. Si des détails subtils indiquent les destinations de ses voyages à travers le globe, il veut centrer le nôtre sur l’universel plutôt que sur le spécifique des photographies. Le fait d’être au Brésil, à Cuba ou au Japon compte moins que les luttes quotidiennes des laissés-pour-compte qui ont des côtés remarquablement semblables.
Les photographies de Rio Branco livrent des impressions éphémères et des moments représentatifs plutôt que des personnages que nous apprenons à connaître ou des endroits que nous rassemblons. La structure du livre fournit des associations libres et des juxtapositions malicieuses, mais il n’y a aucun lien tenant le tout, sauf l’urgence de la vie urbaine. C’est la ville subjectivement perçue plutôt que la ville analysée et catégorisée. Rio Branco est connu pour son contrôle nuancé de la couleur et les photographies incluses dans le livre l’utilisent, avec une maîtrise égale, d’une part comme un dispositif de composition, d’autre part comme un élément déterminant le climat d’une image.
Documentant quarante ans de travail, Maldicidade est simultanément une célébration et un acte d’accusation des parties oubliées et négligées de l’existence urbaine collective. Mais même dans leurs coins les plus sombres et les plus miteux, les images de Rio Branco, avec leur lyrisme sensuel et leur luxuriance illustrée nous distraient de leur réalité sinistre.