Le choix de la Librairie #36

Chaque mois, retrouvez le choix de la librairie, par Irène Attinger : une sélection d’ouvrages parmi les nouveautés en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

Why Dresden? 
Photographs 1984/85 2015
Seiichi Furuya

Textes de Manfred Wiemer, Seiichi Furuya
Spector Books, Leipzig, 2016

Fils du patron d’une petite entreprise de construction, étudiant à la fin des années 1960, Furuya est un protagoniste du mouvement de contestation d’alors. Déçu par l’échec de ce dernier, mais aussi curieux de voir le monde, il quitte, sans retour, le Japon en 1973.
Établi à Graz (Autriche), Furuya trouve, alors qu’il se consacre à la photographie, un travail d’interprète au service d’une société de construction japonaise active en République démocratique allemande. De 1984 à 1987, peu avant la disparition de la RDA, il vit à Dresde puis à Berlin, avec sa femme Christine et leur fils âgé de 3 ans au début de leur séjour. Dépressive, Christine met fin à ses jours le 7 octobre 1985.
Plutôt privées, les photographies que Furuya prend à Dresde donnent – au-delà de l’intimité d’une jeune famille – un aperçu de la vie quotidienne derrière le rideau de fer. Si elles peuvent paraître fortuites, les apparitions du quotidien social, de l’architecture et de la propagande sont totalement pertinentes. À Dresde, le travail et la maladie de sa femme ne laissent que peu de temps pour la photographie. À Berlin, il ressort sa caméra. « Je voulais photographier autant que possible. Je voulais documenter Berlin. L’endroit où ma femme est morte ». En 2015, un projet d’exposition ramène Seiichi Furuya à Dresde maintenant intégrée à l’Allemagne réunifiée. Ses nouvelles photographies montrent ce que sont devenus les lieux familiers avec l’installation du quotidien capitaliste, mais aussi les manifestations de l’organisation populiste de droite Pegida, qui ont fortement changé l’image de la ville.
Le livre reprend un extrait d’un manuscrit de 1984, dans lequel Manfred Wiemer aborde l’agonie de la société et les menaces affectant les milieux de la scène culturelle indépendante de Dresde lors de la première vague d’émigration au printemps 1984.

From Yokosuka
Ishiuchi Miyako

Super Labo, Tokyo, 2016

Yokosuka est une ville portuaire où, depuis 1945, une base américaine a succédé à une base de la marine impériale japonaise. C’est, aujourd’hui encore, la plus grande installation navale des États-Unis à l’étranger. Miyako Ishiuchi a grandi dans cette ville. Elle y a passé une adolescence difficile, la violence sexuelle liée à la présence de milliers de soldats rendant l’endroit particulièrement dur pour les femmes. En 1977, la photographe débute sa carrière en réalisant des images des parties décrépites de la ville, des buildings abandonnés, des rues désertées et des maisons de passe que fréquentaient les soldats. Les contrastes vifs de lumière et d’ombre, les cicatrices presque invisibles laissées par l’histoire font de la ville une scène photogénique. Miyako Ishiuchi décrit Yokosuka Story comme une série autobiographique, une histoire de sa relation avec la photographie, produite par l’atmosphère de la ville.
Quatre ans plus tard, From Yokosuka est l’achèvement du travail de Miyako Ishiuchi sur cette ville. Elle photographie la rue Dobuita et les cabarets fréquentés par les soldats américains, lieux qu’elle n’avait pas osé photographier lors de son premier reportage. Dans les années 1980, la rue avait perdu son animation d’autrefois et les cabarets pour les soldats américains avaient fermé. Pour présenter une exposition de ce travail, Miyako Ishiuchi a loué pour six mois un des cabarets fermés et elle a repeint ses murs intérieurs avec l’aide d’artistes locaux.
« Bien qu’il n’existe plus, le cabaret “2nd New Yokosuka” demeure dans mes photographies. L’exposition From Yokosuka est issue de ma confrontation avec Yokosuka, l’objet de mon dégoût et de ma haine. Désormais, je n’ai rien à regretter de Yokosuka. Comme nom propre Yokosuka m’a maintenant quittée. Mon point de départ a fini son rôle et est devenu une histoire passée. Je ne visiterai probablement plus jamais Yokosuka. Quelque chose a pris fin. Au revoir et merci, Yokosuka. »

1973
Keiichi Tahara

Super Labo, Kanagawa 2016

Keiichi Tahara est initié à la photographie par son grand-père, photographe professionnel à Kyoto. C’est lors de son installation en France, en 1971 qu’il décide de devenir photographe. Il est fasciné par la lumière violente et sombre du ciel parisien, très différente de la douce et brumeuse luminosité de son Japon natal. Photographe et concepteur de lumière, il met cette dernière au cœur de sa recherche et de son œuvre. Il la questionne par des jeux de matières, des passages de l’ombre au jour. En 1974, Keiichi Tahara est retourné vivre à Tokyo, toujours passionné par les multiples manifestations de la lumière. De la fin des années 1980 à sa mort le 6 juin 2017, il développe un travail autour d’installations lumineuses.
Le récit de 1973 commence dans le loft d’un immeuble de sept étages, sans ascenseur, du Quartier Latin où vivaient alors de nombreux étudiants. Tahara est fasciné par une nuance bleue sarcelle du ciel qu’il relie au noir de l’espace extérieur et aux traits de lumière sur les façades, un univers entier qu’il n’avait jamais vu, et encore moins ressenti ou imaginé auparavant.
« Le meilleur support pour capturer la lumière est le film. Le meilleur support pour l’exprimer est le papier photo. Jour et nuit, j’ai parcouru les rues de Paris et de Londres avec ma caméra. Plus tard, lors d’une exposition à Tokyo, le designer Shiro Kuramata a écrit dans son introduction : Keiichi Tahara relève le volet deux fois. La première fois, quand il prend la photo, la deuxième fois lorsqu’il développe le film. »

For Grey
Toshio Shibata

Texte de Minoru Shimizu
Akio Nagasawa Publishing, Tokyo, 2009

Le livre dévoile les puissantes images de Toshio Shibata représentant, sur un mode qui supprime toute référence à l’échelle et perturbe notre perception spatiale, des paysages modifiés par l’homme pour domestiquer la nature. D’une grande beauté formelle, tirant vers l’abstraction, chaque scène soigneusement composée est photographiée en couleur à l’aide d’un appareil photo de grand format.
S’exprimant sur la différence entre le noir et blanc et la couleur dans un entretien reproduit par le blog eyecurious, Shibata a déclaré : « Dans mon travail en noir et blanc, en combinant les éléments de forme et de tonalité, la photographie a pu créer un monde différent. J’ai essayé de créer des scènes que les gens n’avaient jamais vues auparavant. Avec la photographie en couleur, le processus est plus décontracté, plus lâche. J’essaie de capturer une atmosphère. » Si la photographie en noir et blanc tend à ne capturer que la forme, la couleur peut restituer avec plus de réalisme des objets qui peuvent alors être reconnus comme tels. Mais, même dans ses photos en couleur, Shibata donne du réel une autre vision. Comparant la photographie à la peinture, il déclare : « Les seuls éléments que vous pouvez contrôler sont le contraste et la tonalité, la lumière essentiellement. Avec la peinture, toutes les parties “inutiles” d’une scène peuvent être éliminées. Avec la photographie, vous ne pouvez qu’accepter ce qu’il y a. C’est là que réside la difficulté. La photographie n’est pas quelque chose que vous pouvez produire. Le sujet ne peut pas être forcé, vous devez l’accepter. »

Hiroshi Sugimoto: Theaters
Hiroshi Sugimoto

Éditions Xavier Barral, Paris, 2016

Hiroshi Sugimoto, qui a quitté le Japon en 1970 pour étudier l’art à Los Angeles, vit aujourd’hui à New York. Dans sa recherche sur la représentation du temps ou du silence au moyen d’un appareil photographique, il mêle art, science et mystique. Les salles de cinéma des années 1920 et 1930, reflétant les illusions de grandeur d’Hollywood, sont le sujet de la série Theaters commencée en 1978. Sugimoto s’intéresse aussi aux drive-in, ces cinémas à ciel ouvert qui, dans les années cinquante à soixante, incarnent le rêve américain de l’automobile, de l’espace ouvert et de la liberté individuelle.
À l’opposé de l’instantané, Sugimoto place, pour chaque photo, sa chambre grand format dans le cinéma et expose la pellicule pendant toute de la durée de la projection du film. La lumière qui éclaire l’architecture du cinéma ou le drive-in est donc celle de la totalité du film. La très longue pose met en évidence jusqu’aux plus infimes détails de la salle. Par contre, toutes les images projetées disparaissent et l’écran n’est qu’un rectangle blanc témoin d’un trop-plein d’informations qui laisse place à du vide, et agit comme une métaphore de la mémoire collective et du poids du passé sur le présent.