Le fonds japonais de la bibliothèque de la MEP

En relation avec l’exposition « Mémoire et lumière, photographie japonaise, 1950-2000, la Donation Dai Nippon Printing Co., Ltd. » présentée du 28 juin au 27 août 2017, retrouvez une sélection d’ouvrages issus du fonds japonais de la bibliothèque de la MEP. Celui-ci, constitué avec l’aide de Kaze Kuramochi, comprend actuellement plus de mille trois cents ouvrages dont la plupart ne sont pas distribués en France.

Le Japon de l’immédiat après-guerre ne possédant pas de musées ou de grandes galeries spécialisés, le livre, les magazines illustrés et les revues, donc la page imprimée, étaient pour les photographes japonais le seul moyen de faire connaître leur travail. Dans l’esprit de la culture japonaise, l’impact d’un livre ou d’une revue – et donc d’une série structurée d’images permettant la compréhension du travail autour d’un sujet – l’emporte nettement sur l’exposition de quelques images. L’impact d’un travail ne peut être totalement compris si des images sont isolées car, ainsi, les intentions du photographe sont diluées. Il manque les relations établies par la succession même des images. L’origine idéographique de l’écriture japonaise donne, dans cette culture, une centralité à l’image qu’elle n’a pas dans nos cultures d’écritures syllabiques ou alphabétiques. L’importance du graphisme, de la mise en page de l’image était déjà centrale dans le phénomène de l’estampe. Aujourd’hui encore, beaucoup de photographes japonais privilégient le livre, qu’ils considèrent comme le véhicule ultime de leur travail. C’est pourquoi ils rédigent souvent leurs propres textes dans les livres ou les pages de magazines qui leur sont consacrés.

La photographie japonaise redémarre dès les années 1950 avec une approche narrative et documentaire. Ishimoto, Kimura et Ueda sont trois photographes importants de cette période. Les photographies de Yasuhiro Ishimoto révèlent un sens strict de la forme. Someday Somewhere (Geibi, 1960), son premier livre, propose des images prises à Chicago et New York mais aussi au Japon. « … tout est vivant. Je veux faire un rapport des choses qui vivent, ajouter ma petite voix aux voix qui s’élèvent, mais hélas, je n’ai pas encore pénétré au cœur de la vie … ». Suite à une commande du MoMA de New York il photographie, en 1953, la Villa impériale de Katsura à Kyoto, un joyau de l’architecture japonaise qui sera l’objet de l’ouvrage Katsura Tradition and Creation in Japanese Architecture (Zokeisha, 1960). Ihei Kimura, qui a débuté sa carrière de photographe en 1924, a fortement contribué à la reconnaissance de l’art photographique au Japon. Après la Seconde Guerre mondiale, il joue un rôle important dans la presse et il s’attache à capter la vie quotidienne des Japonais, dans un pays ruiné par la guerre. Le livre Akita (Nikkor Club, 1978) rend compte du travail qu’il a mené, de 1952 à 1971, sur la région rurale d’Akita, au nord du Japon. Shōji Ueda est resté profondément attaché à sa région natale de Tottori, au bord de la mer du Japon, qui lui a servi de toile de fond pour la majeure partie de son œuvre. Aventurier sédentaire, Shoji Ueda explore inlassablement les dunes qui dessinent le paysage au fil des saisons. Elles sont au cœur de l’ouvrage Sand Dunes / Seasons of the Children (Asahi Sonorama, 1978).

Le début des années 1960 est marqué par le retour du Japon dans le concert des nations, l’intensité du développement économique, l’exode rural et l’essor de l’industrie japonaise de l’appareil photographique, mais surtout par les confrontations liées à la renégociation du traité de sécurité américano-japonais. Les photographes japonais commencent à explorer un nouveau style documentaire qui met en évidence les contradictions sociales. Shomei Tomatsu, Eikoh Hosoe et Ikko Narahara sont trois des membres fondateurs de l’agence VIVO qui, bien qu’elle ne fut active que deux ans, marqua de son empreinte la photographie japonaise des années 1960 et au-delà. 11:02 Nagasaki (Shaken, 1968) de Shomei Tomatsu, dont le titre réfère à l’heure du largage de la bombe, dévoile, quinze ans après les bombardements, au travers d’un récit fragmenté, la brutalité des conséquences d’une explosion nucléaire. Tomatsu montre les traces de dévastation dans la ville et parmi ses habitants. C’est un retour aux sources de la folie, le temps n’a rien effacé des meurtrissures de la guerre. La liberté du regard de Tomatsu est telle que le sujet apparaît dans l’image, comme s’il l’avait lui-même découvert en fouillant les entrailles de la terre. En 1961, l’écrivain Yukio Mishima demande à Eikoh Hosoe de le photographier. Les images de Ordeal by Roses Reedited (Shueisha, 1971), la luxueuse édition de 1971, sont un ensemble de portraits somptueux et érotiques de Mishima, souvent à demi-nu, révélant une musculature qu’il a soigneusement cultivée. L’intérieur baroque de sa maison, à l’inverse de la sobre sensibilité japonaise, révèle un imaginaire sombre et théâtral. Eikoh Hosoe explore le thème de la vie et de la mort à travers le corps et la chair de Mishima. Après une tentative de convaincre le gouvernement de restaurer les pouvoirs absolus de l’Empereur, Mishima, alors âgé de 45 ans, accomplit un seppuku complet, le suicide rituel du samouraï. Choqué par la mort soigneusement préparée de Mishima, Hosoe demande à son éditeur de différer la sortie du livre. C’est à la demande insistante de la veuve de Mishima qu’il accepte la publication de l’ouvrage en janvier 1971. Sur les plans stylistique ou thématique, Europe Where Time Has Stopped (Kashima Shuppankai, 1967), le premier livre de Ikko Narahara rompt avec les travaux qui l’on fait connaître du monde de la photographie. Il a visité l’Europe et séjourné à Paris entre 1962 et 1965, utilisant différents styles et techniques : forts contrastes, objectif grand-angle, collage, longues expositions, solarisation et beaucoup d’autres effets spéciaux. L’Europe de Narahara est belle mais semble issue d’une imagination excessive. Plutôt que la réalité qui s’offrait à lui, il a porté sur l’Europe l’œil d’un créateur japonais.

La fin des années 60 est marquée par l’apparition de nouveaux artistes de talent. Le but affiché du magazine Provoke, qui ne connaîtra que 3 numéros entre 1968 et 1969, est de repenser la relation rigidifiée entre le texte et l’image et de créer un nouveau langage, une nouvelle pensée. Daido Moriyama a développé une approche nouvelle et radicale. Muni d’un appareil compact, discret, petite excroissance de sa main, il se jette dans la fourmilière. Il ne regarde que rarement au travers du viseur. S’il choisit ses sujets par le regard, c’est avec tout son corps qu’il réagit captant au mieux l’ambiance extérieure. Ses images expriment directement sa sensibilité, l’idée de bonne technique est jetée par-dessus bord. Son langage photographique est celui du filé, du grain et des lumières parasites. Les forts contrastes expriment une obscurité profonde dans l’âme humaine. Avec ses images imprimées pleine page, Shashin yo sayonara connu aussi sous le titre Bye Bye Photography (Shashin Hyoron-sha, 1972) est un assaut direct contre les précieux paradigmes du beau. Toute idée de composition est abandonnée. Ce travail a souvent été qualifié de destruction de la photographie.

Hiromi Tsuchida travaille sur des projets de longue haleine, sur plusieurs années voire plusieurs décennies. Il s’intéresse à l’Histoire du peuple japonais comme à son quotidien. Dès 1969, pendant les fêtes traditionnelles et les cérémonies rituelles, il photographie les Japonais des zones rurales, milieu qu’il connaît bien pour y avoir grandi. Ces « Dieux de la Terre », comme il les a baptisés, mangent, boivent, dorment, aiment, jouissent de la vie avec spontanéité et sans relâche. Ce travail a donné lieu à la publication de son premier livre Zokushin (Gods of the Earth, Ottos Books, 1976).

Durant les années 1970 apparaissent de nombreux photographes qui tentent de traiter des relations entre le moi et le monde, entre le moi et les conditions sociales. Une photographie du mariage, le 7 juillet 1971, d’Araki et Yoko ouvre Voyage sentimental – Voyage d’hiver (Shinchosha, 1991) qui commence avec 21 photographies choisies par Nobuyoshi Araki dans son premier recueil, Sentimental Journey auto-publié en 1971. À ce voyage sentimental fait suite Voyage d’hiver qui se déroule au moment de la maladie et de la mort de Yoko, 91 photographies affichant la date de la prise de vue (entre le 17 mai 1989 et le premier février 1990). L’image d’une chambre à coucher, où l’un des deux lits est privé de draps, une couverture soigneusement pliée à son pied, illustre l’absence de l’être aimé. La célèbre image représentant Yoko allongée dans une barque prend pour Araki un sens nouveau : « Cette image évoque pour moi le passage qui sépare la vie de la mort. » Dès lors, il ne cessera de se confronter à cette perte, de s’en nourrir pour mieux retourner à la vie, au sexe, des thèmes récurrents que l’on retrouve tout au long de son œuvre prolifique. Un divorce laisse Masahisa Fukase dans une profonde dépression. Le sous-texte de Ravens (Sokyu-sha, 1986), c’est son désespoir. Le récit visuel tourne autour du corbeau. Les corbeaux ne sont pas des abstractions poétiques, mais des volatiles obstinément actuels, toujours agrippés à la réalité des champs et des villes. Forts et coriaces, ils sont des oiseaux de mauvais augure, emblèmes de solitude et de misère. Au-delà de la figure anthropomorphique du corbeau, au-delà de la représentation de son désespoir, Fukase fait du corbeau, qui s’envole ou se fond dans le gris du crépuscule et le noir de la nuit, le symbole du sujet photographique qui toujours échappe à toute tentative de le saisir pleinement.

Plus tardivement, ces thèmes très personnels se retrouveront dans les œuvres de Seiichi Furuya et Miyako Ishiuchi. Dans Mémoires 1978 – 1988 (Camera Austria / Neue Galerie am Landesmuseum Joanneum, 1989) Seiichi Furuya montre une série poignante de portraits de son épouse Christine Gössler pris entre leur mariage et 1985 où, atteinte de schizophrénie, elle met fin à ses jours. « Tout sur ma mère », annonce la page titre de Mother’s (Sokyu-sha, 2002) de Miyako Ishiuchi. Le livre regroupe les photographies des ultimes objets légués par sa mère ainsi que des détails de son corps photographié la dernière année de sa vie. Au-delà de la banalité des objets et du corps vieilli, l’auteur exprime l’émotion très présente dans un texte à la fin de l’ouvrage : « Il ne me reste aujourd’hui que les choses que ma mère m’a laissées. Je les mets en lumière une à une pour que leur image s’imprime sur une photographie en une sorte d’adieu que je lui adresse. »

Photographe indépendant autodidacte, Hiroshi Yamazaki entreprend, dès 1974, le travail qui débouchera sur le livre Heliography (Seikyusha, 1983) dont le titre est emprunté au procédé de l’inventeur de la photographie, Nicéphore Niépce. Les uniques sujets du livre sont la mer et le soleil. Hiroshi Yamazaki réfléchit sur le rôle et l’impact de la lumière dans la photographie revenant sans cesse aux sources du procédé. Ses images lyriques entraînent une conscience de l’univers, de ses éléments et de leurs mouvements. Installé à New York, Hiroshi Sugimoto poursuit une recherche sur la représentation du temps ou du silence au moyen d’un appareil photographique. Les salles de cinéma des années 1920 et 1930 sont le sujet de Theaters (Sonnabend Sundell, 2000). Le temps de pose est la durée du film projeté au moment de la prise de vue. Malgré l’obscurité, de nombreux détails de ces intérieurs apparaissent, par contre, éphémères, toutes les images projetées disparaissent et l’écran n’est plus qu’un rectangle blanc éclairant la scène. Sugimoto ne fige pas un instant mais une durée.
Né en Chine de parents japonais, Hiro (Hiro Wakabayashi) arrive aux États-Unis en 1954 où il sera influencé par l’enseignement d’Alexey Brodovitch. Technicien hors pair, il ne cesse d’expérimenter. Dès 1984, il photographie les poissons combattants du Siam pour une vaste fresque colorée, évoquant les souvenirs du jeune Hiro scrutant la surface de l’eau dans les bassins de la Cité impériale à Pékin. Ce travail sera l’objet du livre Fighting Fish / Fighting Birds (Harry N. Abrams, 1990). Pour Visagéité (Parco, 1988) Keiichi Tahara photographie, dans un environnement qui leur est familier, une centaine de personnalités du monde des arts et de la littérature. Il joue sur un diptyque : un plan large où le modèle se met lui-même en scène puis une image centrée sur le visage, recherchant le regard grave de ses modèles. « Il est impossible de montrer en une seule photographie le visage ou le caractère de quelqu’un », confie-t-il. Yasumasa Morimura, un artiste contemporain né en 1951, s’est spécialisé dans le détournement de peintures ou de photographies en substituant son visage à celui de sujets célèbres, le plus souvent féminins. Dans Kisekae Ningen Dai Ichi Go (Séances d’habillage de poupées vivantes n°1) (Shogakukan, 1994), il se travestit, joue à ressembler aux stars les plus connues ou se met en scène reproduisant des tableaux célèbres. Ses projets intègrent soit des photogrammes truqués, soit des photographies mises en scène. Réflexion sur la prolifération et la manipulation des images, l’œuvre de Morimura se situe au cœur des débats sur l’identité. Pour lui, la quête de l’identité passe par le travestissement, il retrouve son identité dans le dialogue qu’il établit avec les grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art.

Une génération de photographes nés après-guerre travaille sur le paysage et la ville, et principalement sur l’impact de l’activité humaine sur son environnement. Toshio Shibata photographie, depuis la fin des années 1970, d’énigmatiques structures construites par l’homme pour domestiquer la nature, la contenir ou en exploiter les ressources. La catégorie « paysage » semble en fait ne pas s’appliquer à ces images de béton, de terre et d’eau. D’une grande beauté formelle tirant vers l’abstraction, son livre Photographs by Toshio Shibata (Asahi Shimbun, 1992) interroge notre perception, notre rapport au monde organique et minéral. Il s’attache à montrer les transformations de notre environnement tout en révélant la beauté mystérieuse des « ouvrages d’art » construits par les ingénieurs. Diplômé en géographie, Taiji Matsue s’attache à montrer les utilisations sociale, politique, économique et environnementale d’un territoire. Pour le livre portant son nom qu’il publie en 2003 chez Ugeyan, il photographie, d’un avion, des terres agricoles, des forêts et des paysages désertiques. L’ascétisme de ce travail en noir et blanc donne à ses images un charme raffiné. Ryuji Miyamoto met en œuvre une représentation de la destruction, en particulier dans ce qu’il appelle ses « Architectural Apocalypse ». Dans Kau Lung Shing Chai (Kowloon Walled City, Atelier Peyotl, 1988), il montre une enclave murée au cœur de Hong Kong, une ville bloc constituée de modules superposés selon un urbanisme anarchique. Il est notamment connu pour ses image des ravages du tremblement de terre de Kobe en 1995. Marqué comme beaucoup d’artistes de sa génération par la tragédie nucléaire, Miyamoto nous rappelle la précarité de toute construction humaine, l’inéluctabilité de la destruction et la folie des hommes. Naoya Hatakeyama s’intéresse aux relations entre nature et civilisation. Ses images capturent les efforts de l’homme pour façonner l’environnement, le domestiquer et en exploiter les ressources. Depuis le début des années 1980, il photographie le dynamitage des mines de calcaire, enregistrant le moment de la détonation comme la visualisation théâtrale d’une sculpture éphémère perceptible seulement grâce à l’appareil photo. Ces images se retrouvent dans le livre Lime Works (Synergy, 1996)

Ce rapide survol de quelques ouvrages représentatifs de l’histoire du livre japonais prouve que les photographes du pays du soleil levant furent de ceux qui font qu’aujourd’hui le livre de photographie est considéré comme une œuvre d’art à part entière.

Irène Attinger
Responsable de la bibliothèque et de la librairie de la MEP