Le choix de la librairie #37

Chaque mois, retrouvez le choix de la librairie, par Irène Attinger : une sélection d’ouvrages parmi les nouveautés en vente à la librairie de la MEP, qui, en raison de leur originalité, de leur qualité éditoriale ou de l’importance de leur contenu, participent de l’image de l’édition photographique internationale.

CORBEAU

ANNE GOLAZ

Textes d’Antoine Jaccoud
MACK, Londres, 2017

Pendant 12 ans, Anne Golaz a collectionné les souvenirs de la ferme suisse où elle a grandi. En résulte Corbeau, un livre mêlant photographies, dessins et textes d’Antoine Jaccoud, qui aide l’artiste à retracer l’histoire de trois générations au travers des conversations de la famille. Le temps, la vie, le destin et la mort sont les thèmes prédominants de Corbeau, qui tire son nom d’un poème d’Edgar Allan Poe, où le futur n’est perçu que comme une réminiscence du passé et de l’enfance. Corbeau est une énigme, un narrateur invisible, un médiateur entre la vie et la mort qui raconte ce qui ne sera plus jamais.

Corbeau – divisé en trois chapitres, « Le Travail » (c’est-à-dire travailler en français mais aussi en référence à une machine utilisée pour prendre soin des pieds de la vache), « The Nebula » et « The Other Side » – décrit le passage du temps dans un endroit fermé et défini. L’histoire suit un personnage principal et trace une période de transition entre le temps du père et le temps du fils, mais sans conduire à un dénouement précis.

« L’histoire avait besoin de passer du temps : un personnage né, un autre disparu, des changements fondamentaux dans le monde agricole, afin de trouver son fond. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller et venir, en regardant ces changements, en les contemplant, en les témoignant, en essayant de les comprendre. Mais plus intéressant pour moi, ces autres choses semblaient demeurer inchangées depuis tant d’années. Ils étaient contradictoires, beaux mais tristes, poétiques et vrais, mais aussi fragiles, enfermés et orientés vers le passé mais si précieux. Pendant que je les regardais, je me suis rendu compte qu’ils étaient déjà presque des souvenirs. »

Au-delà du monde rural et de l’abdication des agriculteurs, ces images suggèrent des thèmes fondamentaux, tels que le passage du temps, la vie et la mort, des sentiments mitigés d’appartenance à un lieu, un patrimoine et des liens familiaux complexes et un destin qui peut se forger quelque part dans les coins clairs d’obscurité de l’enfance.

 

SINJAR

NAISSANCE DES FANTÔMES
MICHEL SLOMKA

Les éditions Charlotte sometimes, Le Grau-du-roi, 2017

Depuis 2011, Michel Slomka documente les conséquences psychologiques et traumatiques de la violence sur les individus victimes de crimes de guerre. Sinjar montre les ravages causés par la guerre en Syrie et en Irak et par le nettoyage ethnique opéré par le groupe État Islamique dans les régions conquises au printemps et à l’été 2014. Symbole de cette épuration, les Yézidis ont été les cibles d’un projet génocidaire qui remet en cause leur présence millénaire entre le Tigre et l’Euphrate. Des centaines de milliers de Yézidis – une minorité confessionnelle adepte d’un monothéisme issu d’anciennes croyances kurdes – ont trouvé refuge dans les monts Sinjar lors de l’attaque du groupe État Islamique dans la région. La ville de Sinjar, sur le flan sud de la montagne, est aujourd’hui complètement détruite et déserte. Elle ne sera probablement jamais reconstruite.

Trois ans après les événements, des milliers de Yézidis sont morts, portés disparus ou toujours captifs de l’État Islamique, dans les derniers territoires qu’il contrôle en Irak et en Syrie. Les victimes de ce projet d’annihilation sont les hommes et les vieillards qui remplissent les charniers laissés par Daech, les femmes et les enfants ont été utilisés en masse comme esclaves sexuels et enfants-soldats.

Michel Slomka montre la désolation qui règne sur cette terre meurtrie. Pas de combats, pas de coups de canon, une seule photo d’hommes en armes. Le reste, ce sont des regards, des rencontres, des gens en pleurs ou prostrés, en état de sidération, des paysages dénudés, inquiétants. Il s’intéresse plus particulièrement au lien qui unit l’individu au lieu qu’il habite – ou qu’il hante. Il s’intéresse aux séquelles psychologiques des personnes qui ont survécu au massacre et qui ont réussi à sortir du califat autoproclamé. Il interroge les capacités de la communauté à faire face à l’extrême violence qui a fait voler en éclat leurs repères, à se reconstruire alors qu’il ne leur reste plus aujourd’hui, dans les camps de réfugiés, que la souffrance vive laissée par ceux qui sont absents. Quel chemin emprunter pour guérir du traumatisme, refermer la fracture et apaiser la voix de ses fantômes ?

 

WITHOUT SANCTUARY

LYNCHING PHOTOGRAPHY IN AMERICA

JAMES ALLEN

Textes de Hilton Als, Congressman John Lewis et Leon F. Litwack
Twin Palms Publishers, Santa Fe, 2017

Les photographies en noir et blanc sont difficiles à regarder. Certaines montrent des hommes sur le chemin de leur mort ; d’autres les corps de pendus, de brûlés et de mutilés. Les lieux sont banals : une route rurale poussiéreuse, un bosquet d’arbres, un pont, une ruelle, le palais d’un tribunal. Certains endroits sont vides, à l’exception des victimes sans vie, tandis que d’autres grouillent d’hommes, de femmes et d’enfants, regardant fixement, souvent vers l’appareil photographique.

Ces images soulignent l’impunité totale des auteurs et de leurs complices. Les lynchages n’étaient pas organisés uniquement pour tuer ; ils étaient aussi destinés à envoyer un message à tous, y compris par l’intermédiaire des cartes postales utilisées jusqu’à leur interdiction, en 1908. En regardant ces photographies, et comme un symbole de cette époque, on remarque aussi l’absence frappante d’individus noirs ailleurs qu’à la place des victimes, travailleurs ou familles, tant dans les images représentant les champs que dans les scènes de rue.

Le livre met en évidence les formes ritualisées prises par les lynchages. Les procédures sont obsédantes et les corps, mutilés puis souvent fragmentés, se muent en de symboliques trophées pour les lyncheurs et les spectateurs, qui réclament jusqu’aux mèches de cheveux de leurs victimes. À chacune des photographies est associé un texte explicatif qui humanise les victimes en les identifiant et, parfois, en racontant les histoires de leurs lynchages, emblèmes d’une justice partiale et arbitraire puisant dans les tréfonds les plus sombres de l’Homme.

 

MONSANTO, UNE ENQUÊTE PHOTOGRAPHIQUE
MATHIEU ASSELIN

Acte Sud, Arles, 2017

Difficile de chiffrer le nombre exact de victimes des plastiques, pesticides et OGM produits par le géant de la chimie puis de l’agroalimentaire Monsanto, fondé en 1901 et détenu aujourd’hui par la société Bayer. L’entreprise est devenue un symbole des aspects les plus néfastes du développement intensif et de la marchandisation du vivant.

Le photographe franco-vénézuélien Mathieu Asselin a mené une vaste enquête photographique sur les conséquences de plus d’un siècle d’irresponsabilité à grande échelle. Il ne révèle pas des choses que personne ne connaît, ce qui l’intéressait : « c’était de raconter photographiquement cette histoire ». Son enquête se présente comme un recueil de témoignages visuels d’individus et de paysages profondément affectés par les activités de cette entreprise. Pendant cinq ans, il est parti sur les traces du géant de la ville d’Anniston dans l’Alabama (États-Unis) jusqu’au Vietnam. Les ravages ne sont visibles que dans les portraits des personnes touchées par l’agent orange au Vietnam, herbicide utilisé par l’armée américaine à des fins militaires entre 1959 et 1971 et dont on estimerait à plusieurs millions le nombre de personnes souffrant de cancers ou de pathologies liés à cette exposition.

Attiré par la question de l’invisible, le photographe s’appuie, en plus de ses images, sur un important matériel d’archives, de documents ou bien encore de vidéos pour raconter ce qui se passe.

Un vaste mouvement s’oppose depuis longtemps à Monsanto. Des journalistes, des activistes, des professionnels, des avocats et des scientifiques se battent depuis des années contre cette société. C’est à nous tous que s’adresse Mathieu Asselin :
« Nous avons tous le pouvoir de changer et d’arrêter ces corporations. […] En tant que consommateurs, on a un pouvoir incroyable que l’on n’utilise pas. C’est celui de dire : vos produits, je n’en veux plus chez moi. Ils pourraient s’effondrer du jour au lendemain. Le véritable pouvoir, c’est celui des consommateurs, plus que les journalistes ou les photographes. »
Mathieu Asselin

Le projet a reçu le premier prix au Dummy Award, décerné lors du Fotobookfestival de Kassel en 2016, ainsi qu’une mention spéciale du jury du Luma Dummy Book Award lors des Rencontres photographiques d’Arles 2016.