Alain Fleischer

Alain Fleischer
La vitesse d'évasion

"Sans doute encore me suis-je, pour une fois, contraint moi-même à l'enfermement dans un lieu et à la fixation de mes images, pour qu'un spectateur les regarde. Mais de ce lieu qui rassemble et retient les images, je cherche déjà quelle pourrait être ma vitesse d'évasion."

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La MEP

Souvent, la théorie de la physique et de l’astrophysique propose des modèles fascinants aux créateurs d’images dont le matériau de travail est la lumière. Dans ce registre, l’hypothèse des trous noirs est à la fois l’une des plus poétiques et des plus impressionnantes : on sait, par les ouvrages de vulgarisation scientifique, qu’il s’agirait d’anciens astres massifs, effondrés sur eux-mêmes, et dont la densité serait devenue telle qu’elle retiendrait captive jusqu’à leur propre image, empêchant les photons qui la rendraient visible d’échapper à leur monstrueuse force d’attraction. La présence de ces trous noirs, par définition invisibles, dans l’espace cosmique, ne serait décelable que par les perturbations et les aberrations qu’ils produiraient dans la gravitation d’objets célestes plus ou moins proches, dont les mouvements resteraient inexplicables sans l’hypothèse de cette présence et de cette influence. La rêverie autour de ces objets sans image, et qui pourtant existent, dotés d’une réalité physique sans réalité visible – de l’être sans paraître, de la matière sans lumière -, rêverie d’un monde qui serait vivant mais qui ne ferait signe, énigmatiquement, que derrière sa propre disparition, et qui donc serait mort sous la masse excessive de sa propre existence, un monde qui aurait disparu sans cesser d’exister, dont quelque chose en lui serait plus fort que sa propre matérialité perceptible, un monde dont la mort s’imposerait comme masque noir à ce qui ne cesserait d’être là, présent parmi ce qui existe, cette rêverie a indirectement inspiré certaines de mes expériences avec les images lumineuses de la photographie et du cinéma.

Les astrophysiciens appellent vitesse d’évasion l’accélération qu’il faudrait aux particules lumineuses pour échapper à l’attraction toute-puissante de la masse effondrée, du trou noir – où le volume d’une boîte d’allumettes pèserait plusieurs milliards de tonnes -, vitesse nécessaire à l’image d’un objet pour qu’elle parvienne à s’échapper de l’objet lui-même, à rayonner, lui rendant ainsi sa visibilité en portant ce message de la lumière hors de lui-même, et alors lui restituer sa place, sa présence, dans le champ du visible, de l’observable. (…)

Tout ce que j’ai produit pendant des années, loin de multiplier les occasions de visibilité, n’a sans doute eu pour résultat contraire que ce trou noir, entassement massif que j’ai laissé se construire dans le temps, sans me méfier de la menace qu’il représente pour sa propre lisibilité, et qui maintenant pourrait décourager toute tentative de faire apparaître aux yeux des autres ce qui, dans une très large proportion, n’existe que pour moi et pour le cercle restreint de mes intimes. (…)

Sans doute encore me suis-je, pour une fois, contraint moi-même à l’enfermement dans un lieu et à la fixation de mes images, pour qu’un spectateur les regarde. Mais de ce lieu qui rassemble et retient les images, je cherche déjà quelle pourrait être ma vitesse d’évasion.

Alain Fleischer (Extraits du texte publié dans le catalogue Alain Fleischer, la vitesse d’évasion aux co-éditions par Léo Scheer, le Centre Georges Pompidou et la Maison Européenne de la Photographie, Paris)

Le commissariat d’exposition est assuré par Alain Sayag, Conservateur pour la photographie du Musée d’Art Moderne du Centre Georges Pompidou et par Jean-Luc Monterosso, Directeur de la Maison Européenne de la Photographie.

En complément de l’exposition, le Centre Georges Pompidou propose, du 21 au 30 novembre 2003, huit soirées de projection, performances et lecture.