S’il fallait caractériser d’un mot la façon dont Jacques Monory a mené sa carrière, sans même parler de ses talents et de ses réussites, je dirais que c’est la persévérance. Le mot peut étonner. Pourtant, il est aujourd’hui ce qu’il était déjà quand il n’avait pas vingt ans. Sauvé d’études auxquelles il ne croyait pas par un professeur clairvoyant, à peine libéré de l’école et de ses contraintes, il dessine, durant quelques mois, en bon virtuose du crayon, des poignées de porte pour un fondeur provincial.
Mais il peint. Il peint des harengs comme personne m’a dit son marchand de couleurs. Et avant même qu’il ne découvre ses sujets d’élection, il sait déjà qu’il doit dramatiser les situations dans lesquelles il met en place ses personnages. Constance encore dans le temps qui pèse sur les femmes, dans cette menace rarement décrite mais toujours perceptible. Dans ce regard du tigre, condamné à perpétuité, qui revient, d’hier à aujourd’hui, dans l’œuvre de Monory, comme s’il était lui-même encagé et fou de l’être. Constance toujours dans cette amitié qui nous lie l’un à l’autre, depuis des décennies, sans le moindre nuage.
Très tôt, Jacques Monory se projette dans les décors auxquels sa présence donne une intensité particulière d’autant que son personnage est énigmatique.
Dandy moderne sans référence, d’une élégance sans époque, il semble poser pour un album sans famille, en multiples autoportraits au sourire ironique. La main enfouie dans les poils d’un chien, avant qu’elle ne soit munie d’un revolver, accessoire récurrent de ses mises en scène, qui le fait soudain menaçant. Dans ces faits divers qu’il construit, raconte et peint avec jubilation, Jacques Monory devient un intrus d’autant plus inquiétant que son costume, chapeau inclus, sa belle voiture, s’accommodent mal de ces décors glauques, de ces compositions aux réminiscences de série noire. Ses tableaux constituent non pas les éléments épars d’un puzzle mais la fragmentation d’une planche de contact. Chaque image enrichit une histoire, qui malgré la précision de l’objectif et la finesse de son report sur toile, est souvent difficile à décrypter. Mais, quand on le connaît bien, on comprend que cette histoire, c’est la sienne. Une histoire qui dit les bonheurs d’un instant, la joie d’être près d’une femme qu’il aime, mais aussi ses rages et ses peines, sa volonté de se dépasser, d’être au-delà du quotidien, au cœur de ses rêves, au royaume parfois des divas et des opéras glacés.
La photographie, il l’a découverte très tôt. Il aurait pu faire carrière dans la discipline. Son sens du cadre, son goût pour la lumière, sont d’un professionnel. Mais il a trouvé mieux. En plus des photos qu’il fait lui-même, il découpe les magazines illustrés, il collecte les instantanés de films d’action, il constitue des archives d’anecdotes variées, de portraits dont il fait usage en les revisitant, en les adaptant à sa propre vision, à sa propre interprétation des faits et des personnages, de paysages et même de catastrophes. D’abord en croquis puis en peintures dont la taille varie jusqu’au format géant. Cet univers qui est le sien, revu à partir d’une réalité qu’il trouve ou reconstitue avec passion lui est si personnel que, dès les premiers coups d’œil, on lui en attribue la paternité.
Il n’est pas le seul de ses contemporains à utiliser des photographies comme support à ses peintures, mais il a une telle aptitude à les faire siennes, à s’approprier les ambiances et les personnages qu’il a choisis qu’on ne peut croire à une facilité iconographique. Dans son cas, il y a bien plus qu’une contiguïté entre photographie et peinture il y a continuité d’information et de réflexion.
La démarche de Jacques Monory est celle, à l’évidence, d’un créateur persévérant dans ses convictions et ses phantasmes. La démarche est celle d’un artiste parmi les plus inventifs et les plus talentueux de sa génération.
Robert Delpire