Klavdij Sluban

Klavdij Sluban
Transverses

"Je ne m'autorise la dérive au sein d'un voyage que dans la mesure où je sais qu'il y aura un retour. Je suis conscient des limites d'un tel cadre, mais j'en ai besoin ; sinon il n'y aurait probablement jamais d'aboutissement. Même pour le voyage en prison, je procède comme pour un autre voyage : je reste trois semaines dedans."

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La MEP

Klavdij Sluban est un voyageur hors saison et sans commerce. De pays jugés peu fréquentables, trop pauvres, trop tristes et gris, il ramène sa moisson d’images, toujours en noir et blanc. Sa photographie s’appuie sur le temps et sur les gens qu’il ne songe pas à dévisager. Sluban n’est pas un paparazzo du réel. Il est photographe à hauteur d’homme, conscient des frontières mouvantes d’une profession qui permet beaucoup d’interprétations, y compris les plus bêtes. D’où ses interrogations récurrentes, conduisant parfois à de longs silences, comme s’il doutait soudain de ses forces au seuil de son propre regard. Ce silence intérieur, qui fonde l’ensemble de ses photographies, est justement son bien le plus précieux. Car il donne vie et vue à ceux qui, en Haïti, à Cuba ou dans les républiques autour de la mer Noire, s’obstinent à exister loin de nos clichés de réussite sociale.

Il serait vain cependant de chercher dans ses images un quelconque appel à témoin. À l’Est comme à l’Ouest, Sluban travaille en solitaire, l’esprit libre, sans autre engagement que le sien, et sans l’espoir d’arrangement. […]

Ses outils : une bonne paire de chaussures, une boîte noire, son Leica. Et, dans la poche, un livre, sa fidèle boussole. […]

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Une question à un euro : comment est la mer Noire ?
Vraiment noire ! Elle est le parent pauvre de la Méditerranée, luxuriante, flamboyante, azuréenne. Entre l’automne et l’hiver, il y a un aspect désolant qui persiste probablement à la belle saison. En hiver, les gris sont éclatants, tout est intériorisé, chacun hiberne dans ses pensées. Tout le contraire du démonstratif, mais ce n’est pas vide. L’intensité n’est jamais là où on l’attend. La mer Noire borde sept pays, de la Turquie à la Bulgarie. L’un d’eux vous a-t-il marqué ? Non, pas de préférence. Bien sûr, il y a l’attendrissement pour la république autoproclamée de Gagaouzie, en Moldavie. Et j’ai aimé la république autoproclamée et indépendante de Transdniestrie, même s’il ne fait pas bon y vivre…

Est-ce difficile de revenir à Paris, après de tels voyages ?
Je ne m’autorise la dérive au sein d’un voyage que dans la mesure où je sais qu’il y aura un retour. Je suis conscient des limites d’un tel cadre, mais j’en ai besoin ; sinon il n’y aurait probablement jamais d’aboutissement. Même pour le voyage en prison, je procède comme pour un autre voyage : je reste trois semaines dedans.

B.O. – Trois semaines de voyage ; combien de temps de préparation ?
K.S. – En général, je sais longtemps à l’avance que je pars. Il y a ce désir du pays et, dans cette phase d’attente, on croise souvent quelqu’un qui est allé là-bas. Ma perception passe par la lecture, des écrits qui me feront sentir de l’intérieur. Quand j’arrive sur place, à ma manière, je suis prêt. Le départ en lui-même est la pire des tortures jamais inventée. Je lutte contre le départ, mais quand je suis en voyage, je suis si pleinement dedans que je me rends compte presque par mégarde qu’il faut revenir. Là, j’utilise la technique du plongeur remontant à la surface par paliers. Après, je suis heureux de rentrer chez moi et je reste assez de temps à Paris pour que le voyage suivant s’enchaîne… […]

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Au retour, vous vous ruez sur les planches-contacts pour découvrir, vérifier, les ” résultats “. Ou vous attendez tranquillement la prochaine étape ?
J’attends, je ne suis pas impatient. En revanche, j’adore rentrer, par exemple de Moldavie, et me précipiter sur les planches-contacts d’Haïti, “vieilles” d’un an. Cette distance au vécu, si nécessaire dans le choix, je ne l’obtiens qu’avec le temps. Comme il y a des ratages, mes voyages en gestation me permettent d’être plus incisif dans la sélection. Il y a les boîtes premiers choix, les deuxième choix, troisième choix -comme en football, avec les divisions. Et cela s’est déjà vu, des troisième choix remonter en première division ! Tout ça, ce sont des transactions de nuit, quand je suis seul ; je regroupe, j’organise des ensembles, je travaille par rapport à quelque chose d’idéal. […]

Extrait de l’entretien réalisé par Brigitte Ollier (in “Klavdij Sluban, Transverses”, éditions Paris Audioviuel/MEP).