Là-bas

Là-bas
Vidéos de 9 artistes israéliens

Sigalit Landau, Nir Evron, Rona Yefman, Yael Bartana, Talya Keinan, Tom Pnini, Daniel Landau, Tamir Zadok

Galeries

La MEP

Dans une conception esthétique de l’art, le langage se doit d’être universel. Les différentes vidéos présentées dans l’exposition “Là-bas” nous montrent qu’il n’en est rien. L’Autre, que l’on pense connaître, peut être en réalité un parfait inconnu, et les paroles qu’il nous adresse n’être qu’un bruit incompréhensible. C’est au travers de la fonction anthropologique de l’art contemporain que le visiteur peut se laisser emporter loin d’ici et se convaincre que les choses se passent vraiment là-bas, dans cet ailleurs qu’il ne connaissait au fond que par ouï-dire. “Là-bas” propose donc à chacun d’aller voir de ses propres yeux, de faire l’expérience de l’observation participante, de “planter sa tente au milieu du village” pour reprendre la belle expression du père de l’anthropologie, Bronislaw Malinowski.
“Planter sa tente”, c’est justement ce qu’on fait des milliers de Tel-Aviviens durant l’été 2011 pour manifester leur indignation face à leurs dirigeants, et leur désir de changer le système social de leur pays. Les neuf artistes présentés dans “Là-bas” sont issus de cette société plurielle traversée par de multiples débats où chacun peut exprimer un point de vue singulier d’une culture commune.
Ainsi, l’exposition propose de se rendre “Là-bas”, d’expérimenter en quelque sorte la sensation d’étrangéité, d’entrer en contact avec cet ailleurs et sa population au plus près de sa complexité.

Entrez dans ce village au son des tirs de pistolets et découvrez les 67 flamands roses de Nira Pereg (“67 Bows, 2006”). Les oiseaux enfermés dans une cage de verre subissent un conditionnement au bruit des détonations. Le son des pistolets déclenchent chez eux le réflexe pavlovien de baisser la tête. Bientôt, la détonation n’est même plus nécessaire pour provoquer le comportement réflexe attendu. Nira Pereg propose ici de discuter métaphoriquement le comportement humain qui parfois est conditionné à agir sans plus aucun esprit critique. Mais “67 Bows” c’est également une référence à 1967, à la guerre des Six Jours. Au-delà du comportement ridicule des flamands roses, la vidéo de Nira Pereg dénonce l’absurdité des comportements humains : les hommes et les femmes qui, par manque de courage, s’engagent dans la folie des armes.

Lors de la guerre des Six Jours, Gaza (“Azza” en hébreux) est pris à l’Égypte. Avec “Azkelon” (2011),Sigalit Landau, qui représenta Israël à la Biennale de Venise en 2011, joue à mélanger les noms d’Azza et d’Asheklon. Ces deux villes, la première palestinienne et la seconde israélienne, ont en commun d’être au bord de la mer Méditerranée et d’abriter des communautés de réfugiés : des musulmans à Azza et des juifs originaires d’Afrique du Nord à Ashkelon. Sigalit Landau a choisi de faire cohabiter dans sa vidéo ces deux peuples, frères par la culture et par leur condition, autour du jeu des couteaux. Chaque joueur lance à tour de rôle un couteau dans le sable et dessine à partir de l’impact de nouvelles frontières. Ce jeu devient alors le symbole d’un dialogue que l’artiste voudrait rendre possible entre ces deux peuples. Le jeu semble ne jamais s’arrêter comme ces frontières qui ne cessent d’évoluer. Dans cette vidéo, tout nos sens sont mobilisés : le bruit de la mer, la texture du sable travaillée par les couteaux, . l’esthétique des images nous fait oublier la réalité des conflits humains et nous transporte dans l’inconséquence des jeux estivaux d’une jeunesse qui ne demande qu’à vivre ensemble.

Tel-el-Full, près de Jérusalem, est un site planté lui aussi dans le sable. Ce palais filmé par Nir Evrondans “A Free Moment” (2011) appartenait aux Jordaniens et devait devenir la résidence d’été du roi Hussein. La structure venait à peine d’être réalisée lorsqu’éclata la guerre des Six Jours. Les travaux furent stoppés et le bâtiment devint une ruine, vestige fantomatique d’un projet humain qui ne se réalisera jamais. Entre généalogie et archéologie, l’artiste exhume dans son travail les différentes strates successives d’une histoire qui relie les générations les unes aux autres. Dans A Free Moment, il redonne vie à ce site magnifique qui domine toute la région, de la Mer Morte à la Méditerranée. Pour cela, l’artiste crée un dispositif cinématographique complexe où un robot muni d’une caméra mobile à 365°, se déplace sur des rails pour ne laisser aucun angle inaperçu. Ce film en camera subjective, nous entraîne ainsi dans les entrailles mêmes du bâtiment. À la complexité de la machine cinématographique répond la simplicité et la vacuité du lieu.

Il est aussi question de béton chez Rona Yefman. Mais ce que désire l’artiste, c’est faire bouger les murs afin de se frayer librement un chemin dans la société dans laquelle elle vit. Toutes les lignes, selon elle, doivent bouger et doivent être déplacées. Dans sa vidéo “Pippi Longstocking” (2008), Rona Yefman revisite le fameux livre éponyme pour enfants de l’écrivain danois Astrid Lindgren. L’artiste se met en scène dans la peau et les vêtements excentriques de Pippi Longstocking, et comme le personnage de fiction qui est doté de force surhumaine, elle tente de déplacer “le mur de séparation” avec une naïveté touchante. La réalité politique et polémique du mur est ici volontairement traitée avec légèreté. Comme Pippi, l’artiste semble refuser de grandir et d’accepter la réalité. Du même coup, elle fait du spectateur le témoin impuissant d’une volonté de changement devenue utopie enfantine.

Yael Bartana est de cette même génération d’artistes qui a connu cinq guerres et les vagues d’attentats suicides. Depuis 1953, l’État d’Israël prévoit une fois par an, une période de deux minutes de silence pendant laquelle le pays entier s’immobilise en souvenir des soldats morts dans les combats. La tradition de “Yom Hazikaron”, le “jour du souvenir” en hébreux, perdure jusqu’à aujourd’hui. C’est à ce moment si particulier pour l’ensemble du pays auquel nous donne accès Yael Bartana dans “Trembling Time” (2001). L’artiste, postée sur un pont qui domine une autoroute au nord de Tel-Aviv, filme la densité du trafic automobile. Lorsque la sirène de Yom Hazikaron retentit, on assiste à l’immobilisation collective des automobiles durant ces deux minutes de communion silencieuse. Tel Aviv dont la réputation est d’être “la ville qui ne s’arrête jamais” et bel et bien stoppée. Cette commémoration voulue par les autorités s’est banalisée en Israël avec le temps, du fait de sa réitération annuelle. Dans la vidéo de Yael Bartana, par un travail esthétique subtil sur les ombres et les lumières, les bruits et les silences, les mouvements et les ralentis, ce moment de partage de la mémoire collective retrouve toute sa charge émotionnelle, la force de sa dramaturgie et finalement sa solennité.

C’est aussi la nuit et la suspension du temps qui nous amènent à “Last Watch” (2010) de Talya Keinan. Cette montagne noire qu’elle a peinte sur le mur du musée correspond autant à l’envahissement du jour par l’obscurité, qu’à l’envahissement du corps par la fatigue. Au sommet de l’élévation, juste avant l’endormissement, il y a cet intermède si particulier et presque doux. C’est à ce lieu et à cet instant précis que Talya Keinan a choisi d’insérer la vidéo d’un concert en plein air, qui effectivement eut lieu au sommet d’une montagne. Le temps est ici aussi suspendu. Nous ne sommes plus tout à fait éveillés, mais nous ne dormons pas encore. Les chanteurs disparaissent puis réapparaissent dans l’obscurité de la nuit, comme pour nous signifier la magie ou l’extrême fragilité de cet instant si particulier où rêve et réalité peuvent se mêler l’un à l’autre.

La montagne de Tom Pnini, quant à elle, est volcanique. L’artiste puise son inspiration aux sources de son histoire. Fils d’un acteur de théâtre connu en Israël, c’est le théâtre lui-même qu’il décide de mettre en scène. Tom Pnini joue sur les illusions et veut tout nous montrer simultanément : côté cour et côté jardin, spectateur et acteur, costumes et décors. Dans “Volcano Demo” (2009), Tom Pnimi a construit, comme dans d’autres de ses travaux, une maquette en papier mâché, issue d’un décor de théâtre, qu’il filme avant de la détruire. Il s’agit ici d’un volcan géant en éruption qu’il a installé sur le toit de l’appartement de ses parents à Tel-Aviv. Tout, dans ce travail, n’est que mélange : mélange de la vie professionnelle avec la vie privée, mélange de la réalité avec la mise en scène, etc. L’ensemble de l’œuvre, filmée sous quatre angles différents, ajoute à l’aspect dramatique, voire apocalyptique de la situation. “Volcano Demo” fonctionne comme une métaphore de l’esprit israélien où le drame inconscient se mélange au drame conscient, et où chacun porte en lui l’angoisse d’une catastrophe passée ou d’une catastrophe en germe.

C’est également l’aspect social du quotidien de la vie israélienne qui intéresse Daniel Landau. Dans sa vidéo “Not Very Nice People” (2010), il transgresse le tabou de l’intégration et de l’accueil qui est fait aux immigrés et plus généralement traite le rejet de l’autre. Le pays s’est construit par vagues d’immigration successives et à chaque fois le même scénario s’est rejoué. Les derniers arrivés considérés comme des étrangers sont méprisés et parfois rejetés violemment par les habitants plus anciennement implantés. Il en est de même pour tous ceux dont la différence est montrée du doigt et tournée en ridicule. “Not Very Nice People” est un docu-fiction sur quatre habitants d’un immeuble de Holon, ville dans la banlieue de Tel-Aviv. Chacun représente un stéréotype de cette mosaïque israélienne et nous parle de son quotidien, de son point de vue sur les mœurs et la folie de la société israélienne contemporaine. Mais ces différents personnages nous évoquent aussi le rejet dont ils sont l’objet et la difficulté de trouver leur place dans une telle société.

Au-delà de la complexité de la réalité politique et des difficultés sociales du quotidien, chacun rêve d’être l’artisan d’un monde meilleur. “Gaza Canal” (2010) de Tamir Zadok est l’histoire d’un tel rêve ou d’une telle utopie. “Gaza Canal” est un docu-fiction futuriste où la solution pacifique du conflit israélo-palestinien passerait par la mise en œuvre d’un projet pharaonique : l’insularisation de Gaza grâce à la création d’un immense canal entre les deux territoires. Tamir Zadok s’amuse alors à détourner le genre du documentaire de propagande. Son film se présente comme une publicité du “canal visitor center” qui vante les bienfaits du canal. Il invente dans ce futur, tous les bénéfices tirés de la création du canal de Gaza, en matière d’emploi et d’environnement. “Gaza Canal” montre au fond une alternative au drame de Gaza, où toutes les énergies qui ont été investies dans le conflit ou sa résolution, pourraient être redéployées vers un projet commun qui redonnerait à chacun, non la triste sensation de subir l’histoire, mais au contraire la fierté de la façonner.

Cette exposition tend à montrer cette autre réalité d’Israël. “Là-bas”, c’est une population dont font partie ces artistes qui s’interrogent et remettent en question la société dans laquelle ils vivent. Les différentes vidéos présentées ne cherchent ni à blâmer ni à excuser, mais finalement à remettre chacun de nous face à la responsabilité de sa propre vie. L’écrivain israélien Amos Oz proposait de “divorcer” et de créer deux états, côte-à-côte. Une situation où il n’y a plus obligation d’amour mais juste une obligation de coexistence. Respecter l’Autre jusqu’à l’étrangéité à laquelle je n’ai pas accès.

Dans tous les “Là-bas”, habite cet Autre qui détient tout ce qu’il ne me sera jamais donné de savoir. L’art contemporain, dans sa fonction anthropologique reflète toute société de la façon la plus directe et la plus sensible qui soit. Les artistes ne sont-ils pas ces artisans qui osent modeler leurs œuvres à partir du secret de nos vies ? Ce que chacun peut trouver dans tout “Là-bas”, ce n’est certes pas la compréhension illusoire de l’autre, mais la possibilité de puiser dans l’inspiration de l’artiste toute l’énergie nécessaire pour se remettre en marche. Replier alors sa tente, et revenir dans un Ici, mais l’esprit transformé par l’expérience.

Commissaire : Marie Shek

Exposition organisée avec le soutien des Services Culturels de l’Ambassade d’Israël en France.

Image en une : Daniel Landau / Not Very Nice People