En peinture, en sculpture, le portrait demande à l’artiste comme à son modèle du temps et de la patience. Il en résulte, depuis le Fayoum jusqu’à Cézanne, depuis Rome jusqu’à Rodin, des images monumentales, qui ont pris le temps qu’il faut pour arracher des visages au temps et à son passage. En photographie, le plus souvent, le portrait rêve de tenir lieu de l’effigie peinte ou sculptée. Il fait poser, il pose, il multiplie les clichés, il vise à obtenir une idée, un type, une idole. Il platonise.
J’ai pris un chemin inverse, que je crois plus conforme au génie de l’instantané photographique, et où j’ai suivi de grands maîtres, dans des ouvres qui ne prétendaient pas au portrait.
J’ai saisi au vol, et surpris à son insu, au hasard de voyages aux quatre coins du monde, l’air d’un visage, d’une attitude, d’un voisinage complice, un air involontaire et anonyme dont la fragilité fugace est le gage de sa vérité. Avant la photographie, seul peut-être le dessin de Watteau a pu se proposer de cueillir sans les faner ces fleurs éphémères et pures de corps et d’âme. Profils perdus. Que ne donnerais-je pour ne connaître du monde que leur bouquet.
Dans les collections de la MEP, j’ai choisi, à la demande de Jean-Luc Monterosso, des “profils perdus” que de grands artistes photographes ont saisis au vol, dans un esprit d’indifférence envers le portrait officiel ou typique, mais aussi d’appétence pour ce que jamais on ne verra deux fois d’un visage, d’une attitude, d’un aveu muet et involontaire. Le comble du genre, mais je ne l’ai pas trouvé tout à fait, ce serait le profil perdu d’un visiteur de Musée, saisi a l’arrêt devant un portrait monumental, peint ou sculpté.
A Bali, à Istanbul, on pratique encore aujourd’hui le théâtre d’ombres. Dans sa chambre de Rome, Alain Fleischer a vu la lumière italienne, se projetant sur ses draps chiffonnés, découper sur le lit des profils de théâtre d’ombre qu’il s’est empressé de photographier. Plus concerté, le célèbre assistant d’Avedon, Hiro s’est amusé à découper le profil de Gian Carlo Menotti en silhouette libertine. La graphie de lumière, échappant aux règles, se prête à toutes les fantaisies.
Marc Fumaroli