Markus Raetz

Markus Raetz
Nothing is lighter than light

Raetz place son visiteur au milieu d'un territoire et ce dernier doit repérer le site à partir duquel s'organise la vision.

Galeries

La MEP

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Le hasard ne fait pas bien les choses. Ni mal. Pour la raison qu’il ne les fait pas du tout. Ce sont plutôt les choses qui font le hasard. Ainsi, au hasard (mais pas tout à fait), la rencontre de l’artiste suisse Markus Raetz avec l’écrivain français Raymond Queneau. […] La rencontre entre ces deux personnes n’a, en réalité, pas eu lieu. Ça se passe ailleurs, le hasard de leur rencontre. Dans ces trois phrases extraites du Chiendent : “On croit qu’il se passe ceci et c’est cela. On croit faire ceci, et l’on fait cela. Toute action est déception, toute pensée implique erreur.” […] Du point de vue du spectateur/lecteur, Queneau a raison de dire: “On croit qu’il se passe ceci et c’est cela.” Du point de vue de l’auteur/artiste, un rectificatif s’impose : “Il sait faire ceci parce qu’il fait cela”.
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Autrement dit, art égal illusion. Ce n’est pas nouveau mais la manière dont Raetz fait aujourd’hui basculer cette illusion de l’art, elle, est nouvelle. Avant de se demander en quoi elle l’est, il n’est pas inutile d’expliquer un peu comment il s’y prend pour la fabriquer. Il pourrait jongler avec les procédés anamorphiques, aidé en cela par les actuelles ressources de l’informatique. Rien de plus facile que de faire basculer un plan, soit une surface bi-dimensionnelle, en illusion de volume, soit en espace tri-dimensionnel. Mais d’abord Raetz préfère manipuler et bricoler des matières non virtuelles et puis il fait le contraire de ce que ferait un ordinateur. Ses sculptures sont bâties en volume (comme toute sculpture, en principe) qui se regardent à plat. La tridimensionnalité lui permet de combiner des formes qui, observées frontalement, ressemblent à des sculptures abstraites, plus souvent à des Brancusi qu’à des Max Bill, le compatriote. À charge ensuite pour l’observateur d’aplanir cette abstraction en variant son angle de lecture, à la manière dont on accommode l’œil selon les distances.
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On se plante devant un tableau ou une photo, on tourne autour d’une sculpture. Un facétieux prétendait même que, dans une exposition, les sculptures sont ce qu’il faut contourner pour voir les peintures. Raetz conjugue les deux. Il propose un mouvement qui part de l’objet sculpté pour arriver à une vision d’ordinaire réservé au tableau. Il faut donc savoir bouger à bon escient et d’abord modifier son point de vue, non seulement sur l’objet mais sur la conception qu’on se fait de l’habituelle relation à une œuvre d’art.
[…]

La multiplication des langues trouve son répondant dans celle des modes d’expression. Sculpture, dessin, photographie, cinéma. Pour-tant, quel que soit le registre sélectionné, Raetz fait toujours la même chose. Il fabrique des images précaires qui se tiennent à la croisée, à l’embranchement des regards. Voyez ces deux longues tiges fixées sur des roues dentées. Dès que ces dernières se mettent à tourner, se dégage un intervalle ondoyant qui a tout l’air de convoquer l’absence palpable d’un corps féminin en train de danser. L’image n’est rien d’autre que l’apparition d’une volute vide sur un fond coloré. Le procédé, on le voit, est proche de l’impression sur pellicule d’un corps de lumière.

Ailleurs, un écran recueille des figurines qui, à la façon d’ombres chinoises, dessinent en bougeant (un ventilateur, placé derrière, les anime) des formes identifiables aussitôt reconnues aussitôt dissoutes. Quelque chose entre Méliès et le cinéma d’animation. Toujours entre. Cet entre-deux a le mérite de rendre poreuses les frontières entre les genres en conduisant le spectateur vers ce site occupé tantôt par l’aphélie tantôt par la périhélie d’une orbite tracée à la pointe des pieds.

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La danse seule donnerait une idée approchante des mouvements impulsés par des observateurs en constante recherche de leur poste d’observation. Une vue d’avion (mais prise en rase-mottes) permettrait de prendre conscience de l’enchevêtrement des trajectoires suivies par chacun des visiteurs. Une chorégraphie composée par la scène raetzienne. Car le mouvement constitutif de cette syntaxe n’est pas seulement produit par les œuvres elles-mêmes, animées par un moteur, un souffle d’air chaud, voire un courant d’air. Il est aussi, et peut-être d’abord, dans le corps des visiteurs invités à pénétrer dans cet univers de formes changeantes. Tel portrait, celui de Christian Megert ou d’Elvis Presley, demande, pour être distingué, qu’on commence par reculer. De près, on ne verrait en effet qu’une surface piquée de pointillés ressemblant vaguement à une photo au grain trop gros. Reculer, c’est-à-dire prendre ses distances. Attitude physique mais aussi morale. Pas de promiscuité, nulle familiarité. Le monde de l’art n’est pas celui de la fête. La participation n’est pas conviviale mais invitation au partage de l’intelligence. Prendre du recul et garder ses distances fournissent ici le mode d’accès esthético-éthique. Mouvement et attitude désignent une relation à l’œuvre qui est rapport à autrui. Le visage apparaît sous cette condition.

Raetz place son visiteur au milieu d’un territoire et ce dernier doit repérer le site à partir duquel s’organise la vision.

Ce point cardinal l’oriente à partir d’un trouble. Proche, l’image peut ressembler à une photographie au trop gros grain. Lointaine, elle dévoile une figure comme le ferait le bain jaunâtre d’un révélateur photographique. Raetz fait de la photo avec du dessin tout comme il est capable de faire le contraire.

[…]

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Cette attitude neutralise toute idée de manipulation. Car les indices sont dispersés à bon escient, de telle sorte qu’il n’y a qu’à suivre ce jeu de piste pour déboucher sur une découverte jamais frustrante. La déception ne fait pas partie des cartes distribuées dans ce jeu. Comment ne pas y reconnaître une conception de l’art, dans sa relation au monde et à autrui, fondée sur la générosité ? Les œuvres ne font ni écran ni obstacle. Elles se glissent dans une rhétorique de l’accompagnement, une pédagogie de la prise en main, comme si l’artiste conduisait son hôte au seuil de sa fabrique et s’effaçait devant lui dans un même mouvement. C’est donc aussi la frontière entre les sujets (sujet agissant et sujet invité) qui tend à s’estomper.
Le passage de l’autre côté de l’image s’effectue sans crier gare. Cette nouvelle mouture des aventures d’Alice in Wonderland bricole des rêveurs sur mesure. L’écrivain britannique Lewis Carroll, lui aussi, n’était-il pas photographe ? Comme Raymond Queneau, il appartient à cette famille de nomades et de transfuges que Markus Raetz rejoint aujourd’hui.

Hervé Gauville 
(“Markus Raetz au point cardinal”, extrait du texte du catalogue Markus Raetz Nothing is lighter than light, Paris, éditions Paris Audiovisuel/MEP/NSMVie, 2002)