Martin d’Orgeval

Martin d’Orgeval
"Réquisitoire", Le plancher de Jean

Dans un souci de vérité documentaire, Martin d'Orgeval a photographié le plancher de Jean comme il a été percé, gravé, incisé : dans sa position horizontale d'origine. Il a placé son appareil à la distance à laquelle Jean a exécuté et observé son œuvre - tout près des mots, accroupi, à genoux, ou avec plus de recul, debout, s'offrant une vue plus large mais jamais complète du texte. Adoptant un point de vue en perspective soit frontale soit axiale, il a saisi le plancher non pas comme un tableau, mais comme un élément de la vie quotidienne, le sol sur lequel on marche, on vit, et cela à la lumière naturelle.

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Le texte de Jean gravé dans le bois prend d’emblée la forme d’un réquisitoire féroce contre la religion […]. Décrypté par les photographies de Martin d’Orgeval, son champ sémantique exprime des sentiments de culpabilité, de persécution, évoque la guerre, la mort, transpire la paranoïa et la misanthropie. Les connotations de sérénité (SANTE, FAMILLE, PAIX, SOMMEIL, INNOCENT) se heurtent à celles d’agressivité et de haine (HITLER, CRAPULERIE, TUER, CRIMES, PROCES, DIABLE, GUERRES, MALADIES), alors que des mots forts trahissent une conscience menacée (CERVEAU, OEIL, ABUSE, POUVOIR, TRUQUAGE, COMMANDER). La démarche de Martin d’Orgeval met aussi au jour la brutalité des coups de couteau sur le bois, tous les accidents et dérapages de la lame qui laissent deviner les blessures corporelles. […]

Œuvre unique, manifestation d’Art Brut ou art des fous, le plancher de Jean ne peut laisser aucun de nous indifférent. La dimension esthétique de ces quatre grandes pièces de bois sculpté faisant office de testament nous émeut, comme la profonde souffrance ainsi révélée, celle d’un homme muré en lui-même, dans l’enfermement imposé par la maladie. Le plancher de Jean ne pouvait aboutir que dans un musée ou… à l’hôpital psychiatrique. Selon la volonté de tous, il a trouvé sa place définitive à l’hôpital Sainte-Anne, principalement dévolu à la psychiatrie […].

Le plancher de Jean est un message extrêmement fort. Il incite chacun à prendre conscience de ce que peut être la maladie psychique. La lecture du texte gravé sur le bois du plancher de sa chambre ne laisse aucun doute : Jean souffrait de schizophrénie. L’attestent les troubles du langage, en particulier de la syntaxe, avec des phrases à la construction perturbée imposant au lecteur d’y mettre un peu d’ordre pour en saisir la signification ; un sentiment d’intrusion dans sa vie la plus intime, avec notamment des sensations d’influence et de devinement de la pensée ; des croyances délirantes mal systématisées bien que l’on y reconnaisse des préoccupations mystiques et certaines idées de persécution. […]

L’exposition Réquisitoire est une action militante qui vise à sensibiliser le plus grand nombre à cet aspect de la condition humaine : le risque pour certains de sombrer dans ce que l’on appelait hier la ” folie “. Martin d’Orgeval nous fait ressentir les perceptions qui pouvaient être celles de Jean lui-même, tantôt penché sur son œuvre lorsqu’il la créait, tantôt debout lorsqu’il la contemplait. Le regard de l’artiste nous conduit à la rencontre de l’émotion et de l’esthétique : il est un complément au regard médical.

Jean-Pierre Olié
Professeur à la faculté de médecine
Chef de service à l’hôpital Sainte-Anne
(in Martin d’Orgeval, Réquisitoire, Paris, éditions du Regard, 2007)

Image en une : Série Réquisitoire, 2007 © Martin dʼOrgeval