Le regard clair
Depuis quand le pouvoir a-t-il un visage public ? Depuis quand le peuple – boutiquiers, maraîchers – sait-il à quoi ressemble celui ou celle qui règle sa vie, au moins publique ? Pascal ironise sur le nez de Cléopâtre. À tort peut-être. Imaginons qu’il fut, ce nez, connu des piroguiers du Nil…
Deux exemples fameux témoignent de l’importance du regard en politique. Celui de la rencontre entre Jeanne et le ” gentil Dauphin ” : qu’elle l’ait ” vu ” est tenu pour un miracle, avec les conséquences que l’on sait. Quand le maître de poste Drouet, de Varennes, ” voit ” le roi en comparant son profil à celui dont est frappée la monnaie en cours, il change le cours de l’histoire.
“Voir” la puissance : c’est aussi ce qui advient à un Alexandre Dumas de treize ans en juin 1815, reconnaissant à Villers-Cotterêts certain voyageur en redingote grise partant pour la Belgique, puis revenant de Waterloo. Avec moins de conséquences, cette fois.
À quoi pouvait donc ressembler Louis XIII dans la conscience d’un forgeron de Pont-à-Mousson ? Fouché dans celle d’un viticulteur du Gard ? Et M. de Villèle dans l’imaginaire d’une blanchisseuse de Mont-de-Marsan – dont les héritiers, aujourd’hui, connaissent jusqu’au “bon” profil du ministre des Finances ou jusqu’à la couleur des yeux de la vice-présidente de l’Assemblée ? Relation qui en vaut d’autres…
Qui avait accès jadis aux Clouet, aux Largillière, aux pastels de La Tour ? Le Charivari donnait un visage à Louis-Philippe, à Victor Hugo, à M. Thiers ; mais peu de gens, hors Paris, pouvaient en prendre connaissance. Et n’oublions pas que pendant quatre ans les Français, si familière que pût être sa voix à beaucoup d’entre eux, ignoraient que le général de Gaulle fût grand, et non moins imposant son nez. Que ses nobles proportions ne fussent pas connues n’a peut-être pas changé le cours de l’histoire : mais ce qui nous importe ici n’est pas tant affaire d’événements que d’intelligence des formes et de leur signification.
La connaissance d’un visage, d’une prestance, de manières, peut modifier les rapports de pouvoir. La taille du général Bonaparte était connue de quelques milliers de soldats d’Italie ou d’Égypte et, à partir de Brumaire, il n’était plus temps de savoir s’il ressemblait à Ésope ou à Hercule. On peut se demander si son crédit n’aurait pas été atteint, une ou deux années plus tôt, par quelques apparitions très publiques de ce freluquet entre le Champ-de-Mars et les Tuileries.
Nous avons changé tout cela. Nous, c’est-à-dire la corporation des chasseurs d’images amplement reproduites qui ont fait des détenteurs du pouvoir ces individus plus familiers, plus repérables en tout cas que nos voisins de palier. Quant à dire si c’est pour leur bien, pour notre mal…
À propos d’une des belles images qu’il propose du général de Gaulle en fin de mandat, Raymond Depardon assure que la télévision n’était pas encore, vers 1969, la maîtresse du jeu, que le photographe régnait. Et c’est bien vrai. Il régnait même très tôt : car nous apprenons par lui que, dès dix-huit ans, il se trouva investi du pouvoir de montrer, de ” dévisager “… Ce qui ne saurait être le cas d’un journaliste, d’un reporter de télévision. La photographie a démasqué le pouvoir, criant, comme l’enfant : ” Le roi est nu ! ” Que cette nudité soit triomphante, à la Rubens, ou pitoyable, à la Goya…
Jean Lacouture (Extrait de la préface in Raymond Depardon, Photographies de personnalités politiques, Paris, Le Seuil, 2006)
L’exposition est réalisée en collaboration avec Magnum Photos.