Lou Stoppard à la MEP : Annie Ernaux et la photographie

Du 4 au 30 avril 2022, la Maison Européenne de la Photographie a reçu la commissaire d’exposition britannique Lou Stoppard pour une résidence de recherche curatoriale autour des collections de la MEP. Elle nous livre le résultat de ses recherches.

Le projet de recherche de Lou Stoppard explore les liens entre les écrits d’Annie Ernaux et la photographie. Elle prend comme point de départ le recueil Journal du Dehors et interroge le travail d’écriture de l’auteure au prisme de l’histoire de la photographie de rue en France, en s’appuyant sur les collections de la MEP.
Entre chronique et journal intime, Journal du Dehors retranscrit sur une période de sept ans le quotidien d’une vie en banlieue parisienne tel que l’a vécue son auteure.

Billet d'humeur — Lou Stoppard

Bernard Pierre Wolff, Shinjuku, Tokyo, 1981.
Collection MEP, Paris. Acquis en 1985 © Maison Européenne de la Photographie, Paris

« C’est, je crois, dans la façon de regarder aux caisses le contenu de son Caddie, dans les mots qu’on prononce pour demander un bifteck ou apprécier un tableau, que se lisent les désirs et les frustrations, les inégalités socioculturelles. Dans la caissière humiliée par la cliente, le SDF qui fait la manche et que les gens évitent, les violences et la honte de la société — dans tout ce qui semble anodin et dépourvu de significations parce que trop familier ou ordinaire. Il n’y a pas de hiérarchie dans les expériences que nous avons du monde. La sensation et la réflexion que suscitent les lieux ou les objets sont indépendantes de leur valeur culturelle et l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert. » – Annie Ernaux, Journal du Dehors.

En mars 2022, j’ai réalisé une résidence d’un mois à la MEP pour explorer les liens entre les écrits d’Annie Ernaux et la photographie. J’ai centré mes recherches autour de l’ouvrage Journal du Dehors. Ce petit livre, de moins de 100 pages, est constitué de textes s’apparentant à des extraits de journaux intimes, écrits par Annie Ernaux sur une période de 7 ans, entre 1985 et 1992. L’auteur y partage ses observations sur la vie quotidienne à Cergy-Pontoise, en banlieue parisienne : les jeunes qui flânent ; les commerçants qui se livrent à l’exercice familier de servir leurs clients, plaisantent, jouent et flattent ; les garçons qui regardent les filles, les femmes qui se toisent entre elles dans le métro.

La photographie est présente dans toute l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle en est tantôt le sujet, tantôt une incitation, un point d’intrigue. Dans nombre de ses livres, l’écrivain fait référence à ses propres photos de famille, en particulier les portraits d’elle enfant ou jeune femme. Ces images, sources, marqueurs, sont les preuves d’un passé révolu et constituent un outil pour dissocier réalité et souvenirs. En 2005, Annie Ernaux publie, en collaboration avec Marc Marie, L’Usage de la Photo, un ouvrage qui aborde plus explicitement encore la photographie et certains thèmes qui y sont associés, tels que la mémoire, la survie, l’identité, ou l’héritage. Le texte de L’Usage de la Photo, est organisé autour de 14 photographies différentes de chambres, chacune prise après une nuit d’amour.

Marie Paul Nègre, Jardin du Luxembourg, Paris, 1979.
Collection MEP, Paris. Don de l’auteur en 2014 © Marie-Paule Nègre

Dans son célèbre Les Années, Annie Ernaux assemble, à la manière d’un collage, des souvenirs de coutumes oubliées, d’objets passés de mode, de marques, de chansons, de publicités, de vieux dictons et de tournures de langues éculées. L’ouvrage, qui se situe à la frontière entre un mémoire et une Histoire des années 1941 à 2006, comporte de nombreuses descriptions de photographies. Le livre s’ouvre d’ailleurs avec la phrase suivante : « Toutes les images disparaîtront. » Annie Ernaux inclut ensuite de courts fragments de souvenirs personnels (« l’homme croisé sur un trottoir de Padoue, l’été 90 », « cette dame majestueuse, atteinte d’Alzheimer »), aux côtés de scènes de télévision, issues de la culture populaire (« la figure pleine de larmes d’Alida Valli dansant avec Georges Wilson dans le film Une aussi longue absence ») ou encore de coutumes (« les tournures que d’autres utilisaient avec naturel et dont on doutait d’en être capable aussi un jour »). L’écrivain résume ces différentes choses par le mot « images », plutôt que par « souvenirs », « traditions » ou « moments ». « Images », c’est la connotation non seulement d’un événement, mais aussi d’un objet ou d’un artefact qui en résulte. Quelque chose de lisible, quelque chose qui peut être tenu ou manipulé, quelque chose qui peut être – si l’on en a envie – sauvegardé.

Journal du Dehors est différent. Dans cette œuvre à mon sens, contrairement aux autres écrits d’Annie Ernaux, les photographies ne sont pas sujet ou incitation, ce sont les textes eux-même qui semblent devenir des photographies, des objets, dans un cadre, que le lecteur, ou « spectateur », peut à la fois observer et pénétrer. À la fois distant et impliqué, le lecteur-spectateur voit et imagine, est présent et se souvient. Et pourtant, il ne fait que rencontrer une scène, une image. Dans les premières pages du livre, Annie Ernaux explique directement comment elle a essayé de saisir les capacités et les propriétés de la photographie dans son écriture.

« J’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzani, photographies saisissantes de présence violente, presque douloureuse – les êtres sont là, seulement là -, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture).»

Johan van der Keuken, Rue de Rivoli, 1957 de la série « Paris Mortel ».
Collection MEP, Paris. Acquis en 1999 © Noshka van der Lely

Ses textes sont courts, descriptifs, évocateurs mais jamais poétiques ou désireux de paraître émotifs :

« Lumières et moiteur de Charles-de-Gaulle-Étoile. Des femmes achetaient des bijoux au pied des escaliers mécaniques parallèles. Dans un couloir, il y avait écrit sur le sol, dans un emplacement délimité à la craie : « Pour manger. Je suis sans famille. » Mais celui ou celle qui avait marqué cela était parti, le cercle de craie était vide. Les gens évitaient de marcher dedans.

Phrase qui se détachait sur la copie que relisait un étudiant dans le R.E.R., entre Châtelet-Les Halles et Luxembourg : “La vérité est liée à la réalité.” »

J’ai eu envie de comparer les textes avec des photographies, de les placer à côté d’images. Que révélerait ce processus sur la façon dont nous traitons la littérature, par opposition à la photographie ? Que cela dirait-il sur les attentes et les idéaux que nous projetons sur chaque média ? Ceci a été le point de départ de ma résidence à la MEP.

J’ai eu l’honneur de pouvoir discuter du projet avec Mme Ernaux elle-même et j’ai été frappée par la façon dont elle a décrit la synergie entre la photographie et l’écriture. Elle a déclaré : « Quand j’écris, j’essaie de donner, le plus possible, le poids de la réalité. La réalité vous empoigne, on en est, quelque part, presque prisonnier. Que les mots soient comme des photos dans lesquelles on est littéralement accaparé, fasciné. C’est la fascination du réel. » Elle a parlé de l’idée de l’écriture comme d’une manière de créer des marques, de « poser des pierres », et a noté que l’on peut aussi trouver cela dans la photographie : le sens de l’évidence, des enregistrements, du souvenir, un processus qui donne de la dignité et une certaine immortalité aux sujets.

Annie Ernaux et moi avons discuté de la différence entre voir et lire, et voir et écrire. Peut-on voir un texte ? Peut-on lire une photographie ? Comment traitons-nous différemment les photographies et les textes ? Présumons-nous qu’un texte est plus narratif, ou plus biaisé, qu’une photographie ? Présumons-nous que les textes ne pourront jamais avoir la même objectivité que les photographies ? Et, peut-on dire qu’avec Journal du Dehors, plutôt que d’écrire des textes, Annie Ernaux créait en fait des images ?

Issei Suda, Zushi Kanagawa, 1977, de la série « Fushi Kaden » (1971-1978).
Collection MEP, Paris. Don de l’auteur en 1990
©︎ Issei Suda courtesy of Akio Nagasawa Gallery

Ceci est devenu le point central de mon projet : aborder les passages d’Annie Ernaux dans Journal du Dehors comme des photographies.

J’ai commencé mes recherches à la bibliothèque de la MEP, en examinant la vaste collection de livres de photos qu’elle contient. Je me suis d’abord concentrée sur l’histoire française de la photographie de rue, en parcourant les travaux de grands noms comme Sabine Weiss et Eugène Atget. De toute évidence, la France possède une riche « histoire de la flânerie », ce qui me semblait être un point de départ idéal. Mais après avoir rencontré Annie Ernaux à Cergy, une semaine après le début de ma résidence, et avoir discuté avec elle des limites du « pittoresque », ce point de départ m’a semblé trop étroit. Ce vers quoi je me devais d’aller était en fait une éthique – une façon de regarder et de voir – dans le travail de certains photographes, plutôt qu’une période donnée, une origine géographique ou un lieu spécifique (après tout, les images de Strand mentionnées par Annie Ernaux ont été prises en Italie, dans les années 1950). Ainsi, si j’étais heureuse d’envisager des projets sur la France et Paris, je souhaitais que mon projet ne soit pas trop ancré géographiquement, car Journal du Dehors lui-même est fortement marqué par un sentiment de distance, d’étrangeté et de séparation. Cergy est, comme l’écrit Annie Ernaux :

« Un lieu sorti du néant en quelques années, privé de toute mémoire, aux constructions éparpillées sur un territoire immense, aux limites incertaines. »

En débutant ma recherche au sein de la collection de la MEP j’ai découvert des séries photographiques qui semblaient éclairer le texte d’Annie Ernaux, et réciproquement, qui semblaient pouvoir être éclairées par celui-ci. Les images de Daido Moriyama d’abord, sur Hawaï, et bien sûr, sur son Japon natal. L’étonnant livre de Mohamed Bourouissa ensuite, Périphérique, dans lequel les codes reconnaissables des peintures historiques sont réutilisés dans des photographies décrivant la vie contemporaine dans les banlieues fait écho à ce projet, tout comme certaines des images de Time Square réalisées par Lou Stoumen. L’attention poignante que porte aussi Harvey Benge à la beauté quotidienne, à la tendresse du foyer et de la routine, au langage visuel des rues, des magasins et des espaces publics (Truth and Various Deceptions, Small Anarchies from Home et Text Book) est très intéressante pour le projet. Autre travail passionnant, l’exploration élégante, mais discrètement troublante, de la banlieue de Toyko par Yosuke Yajima dans Ourselves/1981. Ou encore l’étude photographique optimiste de Derk Zijlker sur Charleroi, en Belgique, élue « ville la plus laide du monde » par un journal néerlandais en 2008. Enfin, São de Felipe Abreu, qui est une exploration de la croissance, du déplacement et de la modernité à São Paulo, au Brésil.Ces quatre derniers photographes sont tous représentés dans la collection de livres de photos Self Publish be Happy, récemment acquise par la bibliothèque de la MEP.

Henry Wessel, Incidents #10.
Collection MEP, Paris. Acquis en 2019
© The Estate of Henry Wessel, courtesy Galerie Thomas Zander, Köln

Je n’ai jamais cherché à simplement illustrer les textes d’Annie Ernaux par des images, même si, bien sûr, il y a eu des moments de coïncidence visuelle sur les sujets (gares, supermarchés, clients…). Je me suis davantage concentrée sur la recherche d’une intention partagée, d’un esprit similaire ou d’un dynamisme. J’ai cherché une synergie, non seulement en termes de thème et de sujet – j’étais intriguée par les projets qui portaient sur le lieu, la maison, le commerce, le langage de la publicité, les rituels de la vie quotidienne – mais aussi en termes d’éthique, cette « inaccessibilité » décrite par Annie Ernaux. Le sentiment d’une suspension du jugement moral, d’une acceptation simultanée de la façon dont les choses sont et une curiosité à leur égard. Une attention portée à la réalité. Un désir de dire : voilà ce que c’était, voilà ce que c’est.

Au fil de ma résidence, le temps passait et je constatais que bon nombre des œuvres qui m’attiraient à la bibliothèque étaient représentées dans la collection de la MEP, j’ai décidé d’y recentrer mon travail. Je sentais que j’avais besoin d’un cadre pour la recherche, d’un ensemble de limites qui pourraient faire avancer le projet. J’aimais l’idée d’utiliser une collection comme fondation de ce projet : le passé, le poids de l’histoire, l’importance des « preuves » (un mot que l’auteur utilise souvent) étant caractéristiques de l’écriture d’Annie Ernaux. J’ai donc passé mes dernières semaines à parcourir la collection de la MEP (qui contient plus de 30 000 tirages) et j’ai finalement sélectionné près de 200 photographies, de 26 photographes différents, qui, à mon avis, dialoguent de manière intéressante avec Journal du Dehors. Les images sélectionnées datent des années 1940 à 2000, et comprennent des travaux réalisés, entre autres, en France, en Angleterre, au Japon et en Amérique. Une petite sélection est présentée ici.

Claude Dityvon, Incendie, Les Olympiades, Paris 13e, 1979.
Collection MEP, Paris. Acquis en 1979 © Chris Dityvon

Certains projets ou créateurs d’images clés de la collection ont joué un rôle essentiel dans mes recherches. Une synergie m’est notamment apparue entre le travail d’Annie Ernaux et la série “Incidents” d’Henry Wessel, réalisée en Californie. Tous deux opèrent une remise en question des limites et des exigences de la narration, et portent un intérêt aux fragments apparemment aléatoires de vies, hasardeuses elles-mêmes. Le travail de Bernard Pierre Wolff, qui a cédé l’ensemble de ses archives à la MEP, m’a également beaucoup interpelée. Mort du SIDA en 1985 et malheureusement trop peu salué par la critique, Wolff a cherché à capturer des moments et des personnages négligés ou ignorés par la société. Une démarche qu’Annie Ernaux, lors de notre entretien, a affirmé avoir placé également au coeur de son œuvre. Les très ensembles de Dolores Marat et d’Issei Suda présents dans la collection de la MEP m’ont également beaucoup impressionnés. J’ai par ailleurs pu rencontrer physiquement les tirages de photographies célèbres que j’aime depuis longtemps – de William Klein et Garry Winogrand – et découvrir certains trésors que je n’avais jamais vus auparavant, en particulier de grandes représentations de la violence et de la beauté de la vie quotidienne réalisées par Kheng-Li Wee et Claude Dityvon.

Mon expérience a évolué dans trois directions : un travail sur les liens entre la littérature et la photographie d’abord ; un projet sur l’histoire (riche) de la photographie de rue et sur les innombrables façons dont les photographes ont abordé les sujets et les espaces ; et une recherche enfin sur Annie Ernaux et sa quête d’écrire comme si l’on faisait de la photographie.

À l’heure où ce texte est écrit, ma résidence à la MEP vient de s’achever et j’ai l’intention de poursuivre mes recherches. Je prévois d’abord d’envoyer ma sélection d’images à Annie Ernaux, qui a aimablement proposé de me faire un retour dessus. J’aimerais aussi, dans un futur proche, organiser une exposition afin que cet examen de la relation entre la littérature et la photographie puisse se poursuivre. L’exposition permettrait d’interroger la manière dont écrivains et photographes ont travaillé, et la façon dont nous, lecteurs et spectateurs, traitons et rencontrons les mots et les images. Elle inviterait les visiteurs à s’interroger sur comment sont façonnés notre regard, ce en quoi nous croyons et ce qui nous émeut. Que cherchons-nous lorsque nous regardons des preuves de la vie des autres ? Comme l’écrit Annie Ernaux, dans Journal du Dehors :

« Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. »

Biographie

Portrait de Lou Stoppard
© Nik Hartley

Lou Stoppard est une écrivaine et commissaire d’exposition qui vit et travaille à Londres. Elle a écrit pour le Financial Times, Aperture, le New York Times et le New Yorker. Entre 2011 et 2017, Lou Stoppard a travaillé pour le site web de mode et d’images animées SHOWstudio, occupant le poste de rédactrice en chef de la plateforme pendant plusieurs années. Elle a été commissaire de diverses expositions, dont North : Fashioning Identity, an exploration of visual representations of the North of England, à la Open Eye Gallery de Liverpool et à la Somerset House de Londres, et The Hoodie, au Het Nieuwe Institute de Rotterdam. Ses livres récents comprennent une étude du travail de la photographe britannique Shirley Baker (Mack, 2019), et ” Pools “, une exploration de la natation dans la photographie, (Rizzoli, 2020).

Portrait de Lou Stoppard
© Nik Hartley

Collections

Lou Stoppard à la MEP : Annie Ernaux et la photographie

Les collections de la MEP sont représentatives de la création photographique internationale des années 1950 à nos jours. Constituées de 24 000 œuvres photographiques, 110 vidéos d’artistes, 800 films documentaires et 36 000 ouvrages imprimés, elles rendent compte de l’ensemble des démarches artistiques liées au médium, du reportage à la photographie de mode en passant par les pratiques documentaires contemporaines.

Lou Stoppard à la MEP : Annie Ernaux et la photographie